Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Héros sans visage de Jean d'Izieu

Un roman naturaliste sans concession

Une quête de la vérité et la découverte de l'autre...

 

Un pur chef d'oeuvre!

 

 

Quand un "fils de bourge" reçoit d'un garçon timide issue d'une famille ouvrière

l'exemple de la fraternité...

 

Publié en 1954 dans la collection Signe de Piste, ce roman écrit "pour la jeunesse" raconte la confrontation entre deux classes de la société... que seule la rue sépare. Mais pas seulement. La quête de la vérité sur un prétendu héros est conduite en parallèle à la découverte de cet "autre", si différent socialement, dont la douleur et le mal être ont façonné une admirable candeur au lieu de le pervertir; deux fils conducteurs donc, qui se déroulent sans vraiment s'entremêler - mais en se nourrissant l'un de l'autre -, constituent l'essence d'une histoire forte et grave, pétrie de sensibilité mais non de sensiblerie. Pour ce qui est de la question de la différence des classes sociales, face aux préjugés et aux propos partisans, l'optimisme et le courage, l'intelligence, auront raison des à priori...

 

 

Les yeux d'un garçon

 

En ce qui concerne la quête de la vérité, à propos de son frère "ce héros", Xavier, élevé dans le culte d'un aîné trop tôt disparu "mort pour la France" et donc adulé, est en proie à un duel intime, déchirant, que seuls les yeux verts d'un fils du "petit peuple" semblent entrevoir (tous les personnages angéliques n'ont pas les yeux bleus). Pourquoi ces yeux ont-ils une telle importance dans le récit? Chaque lecteur y verra (justement) la signification que lui dictera sa culture, sa sensibilité, sa subjectivité. Un fait est indéniable: le regard des êtres est le reflet de leur âme - je dis "âme" au sens figuré du terme. Et puis, il y a cette perception inexplicable qu'un individu peut avoir de l'autre en rencontrant son regard. Le regard est tout. C'est la vitrine qui expose la personnalité, les émotions, les attentes, les désirs... Oui, certes, cette vitrine peut être voilée d'un rideau ou même occultée d'un volet. Mais dans le cas de Xavier, le fils "de bourge", et de René, le gosse des "baraquements", les lucarnes de leurs âmes étaient spontanément ouvertes..., sur leurs attentes, leurs recherches, leurs tourments. De fait, René et Xavier étaient inconsciemment à la recherche l'un de l'autre, bien avant de se rencontrer fortuitement...

 

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Il ne s'agit nullement d'un simple roman "d'aventure" purement narratif. Des personnages y prennent vie, pétris de chair et de sang, ...et de sentiments, tenaillés par leurs contradictions, pris en sandwichs entre leurs certitudes et leurs intuitions, bousculés par un environnement humain enténébré par des convictions à l'emporte-pièce. Les ados de cette histoire ressemblent beaucoup, finalement, aux ados de l'an de grâce (?) 2014: la canadienne et le pardessus ne se portent plus, le langage s'est considérablement altéré, nourri à satiété d'obscénités et de mots galvaudés fabriqués dans d'autres "cités", avec profusion d'anglicismes, mais les atermoiements, les questionnements et même aussi certaines expressions de la langue sont restés les mêmes. Le désir affiché de "paraître" à son avantage aux yeux des garçons de son âge, l'envie cachée d'être "accepté" par l'autre, les faux-fuyants des uns, la curiosité des autres, tout cela existe encore de nos jours dans la jeunesse, et continuera d'exister aussi longtemps qu'il y aura des adolescents...

 

 

La présence des filles...

 

S'il s'agit bien ici d'une histoire entre garçons, les filles ne sont pas pour autant absentes du récit; ces jeunes demoiselle y tiennent quelques places, certes de très second plan, mais ne passent pas inaperçues! Certaines situations "mixtes" y sont plutôt bien senties! Et si les rapports "apparents" entre filles et garçons s'affichent très différents de nos jours (mixité de nos écoles obligent - et aussi la banalisation de la drague adolescente à la télévision), l'essence des relations actuelles entre garçons et filles participe du même fût. Aujourd'hui, chez nos ados de même âge que les protagonistes du Héros, il y a bien le jeu visible pour l'épate et le conformisme, mais les appréhensions et les gênes demeurent - surtout le trouble des sentiments. A l'instant où j'écris ces lignes, j'ai en mémoire les propos récents d'un garçon de moins de douze ans, collégien en classe de sixième; il me racontait qu'un camarade de classe l'apostropha de la sorte: "Cette fille t'aime! Tu sors pas avec elle? - Sortir? Qu'est-ce que vous appelez par 'sortir'? ai-je demandé, surpris par une expression qui ne me paraissait pas de leur âge. - Ben, l'embrasser sur la bouche!" (Mots d'enfants). Mon petit collégien ne voyait pas du tout l'intérêt de se plier à ses exigences consensuelles; il a envoyé balader son interlocuteur! C'est un jeune garçon qui a du caractère!

 

 

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J'ai lu quelque part la note acide d'une plume critique, qui reprochait à l'auteur Jean d'Izieu, concernant la sensualité des jeunes gens, une écriture excessivement moraliste et "vieux jeu", hypocrite et surannée au point qu'elle en était ridicule... Pour l'heure, je n'ai lu qu'un ouvrage de d'Izieu; dans ce livre, les rapports et émotions des jeunes garçons envers l'autre sexe sont d'une justesse rare, sans caricature ni mièvrerie, ni faux-fuyant. Si on replace le bouquin dans l'époque où il a été publié (1954), et si on a vécu les "années cinquante" (je suis un garçon de juste l'après-guerre), sur le chapitre de la sensualité et de ses rapports avec les filles, on se reconnaît aisément dans les garçons du Héros. Cette justesse de ton est indéniable. Seule une mauvaise foi ou un esprit partisan peut prétendre le contraire (Jean d'Izieu, de son vrai nom Paul Rey, était un prêtre catholique); les "savants" (=ceux qui "savent") "spécialisés" (?) dans la psychologie de l'adolescence ou leur sexualité (!), les érudits sur le chapitre des lettres, qui dissèquent à qui mieux mieux les œuvres des autres - et particulièrement celles des auteurs connus et reconnus -, se plaisent à autopsier les corps littéraires en faisant des rapports prétendument éclairés et définitifs, complaisamment publiés dans les médias de papier ou numériques. Ces "experts" s'efforcent de dénicher des poux dans les tonsures (c'est tentant de dénigrer un abbé), se gaussant des styles qu'ils jugent alambiqués, des fictions qu'ils dénoncent comme troubles et nauséabondes, voulant faire passer des œuvres de plume qui ne leur conviennent pas comme de pitoyables reflets d'étangs glauques aux fonds vaseux..., et aux relents "réactionnaires"! 

 

Assurément, chez Alsatia, la collection Signe de Piste recelait des titres qui méritaient bien des éloges; nous sommes loin d'un catalogue moisi de textes lénifiants - comme d'aucuns s'amusent à le prétendre! Cette caverne où est entreposée de la littérature dite "enfantine", quelque peu oubliée, très décriée, contient d'inestimables trésors. Mais bien des visiteurs de cette antre littéraire (lequel vaut d'être protégé comme un patrimoine culturel), peuvent passer à côté de ses joyaux, aveuglés qu'ils sont par des a priori tout aussi imbéciles que ceux qui brident la clairvoyance de nos deux protagonistes principaux tout au début de l'intrigue... Un éclair de lumière, l'intelligence posée enfin, peut-être par hasard, sur l'un de ces trésors, peut changer la vision du visiteur-lecteur. Ce qui demeure dans l'ombre froide de la caverne va alors briller de vifs éclats - comme les yeux verts de René! Et va prendre un sens profond qui va vous toucher droit au cœur

 

- à moins d'être habité par un cœur de pierre.  

 

Un "remake" de l'étrange aventure initiatrice du jeune Xavier, si on voulait en situer l'action au début de ce 21ème siècle, ne nécessiterait qu'un changement de décor et de costumes... De fait: le regard sur la frontière difficilement franchissable entre les "classes", la narration des us et coutumes des uns et des autres (la vulgarité assumée de la classe ouvrière, bonne vivante, y est opposée aux nobles manières des familles bourgeoises, engoncées dans leurs rigueurs de façade), est quasiment identique au regard qu'un auteur d'aujourd'hui peut avoir sur la société... d'aujourd'hui! Ce thème de la différence sociale, avec ses contrastes grotesques, est souvent abordé dans le cinéma contemporain.

 

Est-t-il aussi fréquemment abordé dans la littérature "pour la jeunesse"?

 

 

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Un Zola pour la jeunesse

 

La forme, le style, le naturalisme de l'écriture, la description concrète des situations - jusque dans le moindre détail -, autorisent la comparaison avec l’œuvre de Zola (excusez du peu). Pas de langue de bois ni de faux-fuyants dans Le Héros sans visage. C'est du brut de brut, sans fioritures ni de "politiquement correct": la fratrie y est discutée avec amertume, les parents y sont décrits avec une cruelle vérité! Les géniteurs du petit pauvre des cités comme ceux du fils de bourgeois nantis en prennent "pour leur grade" - expression particulièrement opportune pour ce qui est d'évoquer le père du "riche", celui-ci étant précisément un Commandant de l'Armée française... 

  

Il y a une enquête, au sens propre du terme (cela fait penser aux investigations du Chat-Tigre de Mik Fondal, autre auteur de Signe de Piste) et il y a les efforts d'approche d'un gamin "de la cité" qui aspire à nouer une relation privilégiée, franche, forte, avec un plus âgé que lui qui connaît assurément une vie "meilleure" - et qui, probablement, "doit être scout"! Être scout? René en rêve mais, comme tous ses copains de la cité, il pense que ce n'est pas pour lui.

 

"Rien que pour acheter le grand chapeau de cow-boy, et le grand couteau, le foulard et tout, ça doit rudement coûter cher... et pour aller camper... Si seulement René pouvait être copain avec ces gars-là, peut-être apprendrait-il quelque chose de leur vie, de leur secret..."

 

"Aller camper, oui. Sortir du baraquement 72, de la mère qui a toujours une raison de râler, de la radio qui braille, de l'odeur écœurante qui règne constamment dans la maison..."

 

Ce que René ignore, c'est que ce jeune homme au physique sympathique et bien habillé, ce Xavier Bourdin, être inaccessible, souffre, lui aussi, de sa situation familiale, prisonnier des convenances dans sa cage dorée. Le "culte" de son frère, pratiqué par ses parents à son détriment, le torture et le déprime. Avoir un héros dans la famille n'est pas forcément un avantage!

 

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Deux tranches de vies parallèles, destinées naturellement à ne pas se croiser, et encore moins à s'associer dans une amitié solide, sont racontées  dans une même unité de temps, et presque de lieu - si ce n'était cette rue qui les séparait! Mais rené est tenace. Et Xavier le recherche - inconsciemment... Son enquête achevée, la fratrie Bourdin enfin clairement nettoyée de ses scories brûlantes, le garçon de famille bourgeoise, réservé et égoïste par défensive, va se rapprocher fortuitement du gamin du baraquement 72 - en risquant d'y perdre la vie. Un événement douloureux fera d'eux les meilleurs amis du monde. René réalisera son rêve grâce à Xavier, lequel le guidera enfin sur la piste d'une nouvelle vie..., où l'amitié, une fratrie de cœur, ne sera pas un vain mot. Oserai-je l'avouer? Des larmes ont coulé sur mes joues pourtant plus très jeunes! (Chut! ne le dites à personne!)

 

Une (double) histoire plutôt sombre, glaciale comme l'hiver, saison où elle se déroule, où la chaleur humaine enfin libérée va substituer au mal-être des gosses une joie de vivre partagée et sans fard. Roman optimiste mais non angélique. Roman tissé d'émotions mais non pathétique. Deux aventures humaines de jeunesse, d'enfance initialement vouée à la tristesse, sans effets de manches et sans événements chevaleresques. D'ailleurs, le jeune Xavier, soudain devenu du fait des circonstances un "héros" aux yeux de la population, réfute justement tout héroïsme à un geste superbe qu'il a accompli d'instinct. 

 

La démonstration est limpide: un bonheur, même inespéré, peut toujours arriver dans la vie des jeunes êtres, et sans que les parents y contribuent. Le hasard - ou la Providence? -, peut accomplir des miracles. Rien n'est vraiment définitivement verrouillé!  Il peut suffire d'une rencontre... dans une rue enneigée de la veille de Noël.

 

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Un livre à deux mains

 

Georges Ferney, lui même auteur prolifique chez Signe de Piste, était le conseiller littéraire de la mythique collection. A ce titre, il supervisait les manuscrits, voire en remanier certains et, naturellement, conseillait les auteurs... Nombre de romans parus entre 1945 et 1960 on était supervisés par Ferney - certains des plus célèbre d'entre eux... D'Izieu était un ami de Ferney: le prêtre écrivain bénéficia donc doublement de cette contribution littéraire! En 1954, d'Izieu et Ferney travaillent ensemble à l'ouvrage "Les chasseurs de Fantômes" - considéré comme un petit bijou.  De source autorisée, je puis écrire que le manuscrit "Le Héros sans visage" est aussi  dû au talent de Georges Ferney... pour moitié quasiment. Rendons à César ce qui revient à César!

 

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Dans une dédicace inédite, publiée en première exclusivité ici, Jean d'Izieu évoque la fructueuse et généreuse contribution de son ami Georges. Il y est question d'un "Patrice Noël"... S'agit-il du Patrice, ce grand frère aîné mort "pour la France" qui fait tant d'ombre à son jeune cadet Xavier, dans le Héros sans visage? L'action du roman se situe au moment de l'anniversaire de la nativité; la nuit de Noël, les jours qui précèdent et ceux qui suivent la naissance du divin enfant donnent une coloration essentielle au déroulement de l'intrigue... 

 

 

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Cette dédicace sibylline est-elle une sorte de langage codé auquel se seraient amusés les deux compères?

 

A la première lecture de l'ouvrage, j'ai été frappé par une évidente dichotomie dans le style, le ton, une certaine légèreté de bon aloi et plutôt plaisante, des phrases pleines d'humour, et le fond, basé sur des situations vraiment tragiques! Au fil des chapitres, la narration voyage entre la comédie "de mœurs" (admirablement bien brossée) - on sourit de nombreuses fois -, et les déchirements et souffrances intérieures, les petits et les grands drames... Les deux histoires, en parallèle, peuvent aussi être la double marque d'une écriture "à deux mains". Est-ce là le résultat (heureux) d'un manuscrit à deux auteurs?

 

 

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Georges Ferney, également photographe de la jeunesse, à fourni a Pierre Joubert deux portraits de garçons qui ont été utilisés par l'illustrateur pour réaliser la couverture: il s'agit des profils d'adolescents dans une attitude volontaire. Ci-dessus, nous voyons les originaux et leurs copies... associées pour la postérité tout comme le sont René et Xavier.

 

Choucas

 

 

Le 2 avril 1973, l'abbé Paul Rey, alias Jean d'Izieu (Opérations préludes, l'Equipe des quatre nations, Signé Catherine, pour ne citer que quelques uns de ces titres) décédait à l'hôpital de la Salpêtrière, à Paris, où il avait été hospitalisé pour une grave affection cardiaque.

 

Mise en page et montages des visuels par Choucas. Remerciements à Christian Floquet pour sa contribution documentaire et iconographique. Dessins de Pierre Joubert extraits de la première édition de 1954  (les colorations sont de la rédaction). Le portrait "à la cigarette" de Georges Ferney illustrait les pages de rabat de la jaquette de son roman"Le Prince des Sables" traduit en allemand et sorti en 1954.

 

Internaute qui avez visité cet article, n'hésitez pas à nous écrire vos commentaires concernant l'oeuvre de Jean d'Izieu ou à nous dire tout le bien que vous penser d'autres ouvrages de cet auteur. Le nombre de lignes de vos messages n'est pas limité! Merci.

 

Liens complémentaires:

 

Librairie Signe de Piste

Accès direct au titre en stock chez Fleurus au jour de cette publication (9 janvier 2014)

L’œil et la plume d'un scout atypique (Georges Ferney)

75 ans de jeunesse!

 

 

 

 

 



01/01/2014
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