Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 43

Roman feuilleton inédit de Rémi Le Mazilier © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

Le remontoir

 

 

 

« Jamais Rémi n’avait vu autant de monde à un enterrement. Renard, qui faisait un savant calcul d’estimation, annonçait à voix basse : « Au moins trois cents personnes ! ». Des habitants de Saint-Remèze mais aussi de Vallon-Pont-d’Arc, Saint-Marcel d’Ardèche et presque toute la population valide de la commune de Bidon, dont la quasi-unanimité des paysans avait laissé leurs terres et leurs bêtes pour accompagner à « sa dernière demeure » le braconnier Grégoire, le père, connu de tous, du garçon du Cabanon des Vignes… Le village des bidonais ne possédait pas de cimetière et c'est au village proche de Saint-Remèze que la tombe familiale du jeune Arthur ouvrait sa bouche sinistre sous un ciel radieux.

 

 

 

Lundi et mardi avaient été des journées épouvantables, où les scouts virent leur camp d’été fouetté par des pluies orageuses, bruyantes, tièdes, qui travestirent la clairière du Lyon en zone marécageuse. La tente canadienne avait cédé sous le poids et la force du déluge, ficelles d’accrochage détendues, piquets bousculés par une toile alourdie, tandis que des gouttières en avaient trempé le tapis de sol. Au bout du mât, le drapeau s'était roulé en serpillère. Lundi, en début de matinée, la patrouille dut se précipiter sous le marabout pour achever son PDDM. Les trombes d’eau s’abattaient sur la clairière, créant des rigoles qui sillonnaient la pelouse rocailleuse, alimentant de soudaines flaques que portait le sol argileux par endroit. Des sautes de vent secouaient les toiles de tentes et seul le marabout offrait une solide résistance aux assauts de la nature. Hibou s’inquiéta pour le mât que l’on vit osciller en grinçant d’une manière impressionnante. Des branches, des bouquets de feuillages arrachés à la garrigue et qui provenaient du dessus de la muraille aux choucas se jetaient sur le sol, où ils s'y déplaçaient comme des balais endiablés. Des éclairs fendaient le ciel du côté des gorges – mieux eût-il fallu ne point se trouver dans le canyon de la rivière Ardèche ! Le tonnerre grondait, roulait sur la garrigue, explosait telle une bombe à deux pas du camp, à en faire trembler le géant lion de pierre. Les crevasses attiraient la foudre, invitant naturellement les éclairs de feu à se relier avec la terre. Après l'accalmie, vers midi, on avait décidé d’aller explorer la diaclase de « l’aven du Braconnier », abri souterrain demeuré sec et où on pouvait se rendre à bicyclette en quelques minutes. La perspective de « faire de la première » dans les « méandres d’Arthur » réchauffait les cœurs et ensoleillait la conversation. Wapiti, Renard et Aigle s’y rendaient en vélo tandis que le reste de la patrouille, avec Arthur, profitèrent de la deudeuche. On y apportait un copieux casse-croûte, le réchaud de randonnée, du thé et même, à la demande de Wapiti, ce qui restait de la dernière bouteille de vin des Darbousset ! L’entrée, qu’il fallait toujours franchir à plat-ventre, formait une courte frontière entre l’extérieur désormais hostile, monde d’eau et de fureur (du ciel) et la grotte-aven presque silencieuse, à l’air ouaté, aux odeurs de terre sèche, où l’averse ne se rappelait que par quelques suintements qui couraient sur les parois ou écoulements provenant de quelques fissures. Afin d’explorer avec des combinaisons sèches, la patrouille avait passé les sacs d’équipements individuels de l’autre côté de la chatière. Gratifié du nom de « vestiaire » (encore une idée de Mouche), la salle du glacis était une agréable antichambre pour l’exploration à venir. Arthur, auquel on avait prêté un « bleu de travail » du stock, prenait pour la première fois figure d’un « véritable » spéléologue, ce qui fit sourire quelques-uns ; cette métamorphose, inimaginable quelques jours plus tôt, ravissait les scouts de Saint-Ange ! Rémi remarqua que le garçon de la garrigue avait plaisir (sans vouloir l’exhiber) à revêtir « l’uniforme spéléo » ; on le vit boucler le large ceinturon de cuir qui portait la « calebasse » de carbure avec une pointe de satisfaction, à la façon d’un enfant se ceignant d'une épée de chevalier. Il y avait quelque chose d’heureux dans ce petit évènement, mais le cul’ de pat’ et le boute en train regrettaient un peu l'effacement de l’Enfant Sauvage « en peau de bête », le garçon aux jambes nues qui « faisait son rappel » comme un indien d’Amazonie eût glissé le long d’une liane !

 

 

 

Toute l’équipe se retrouva sur le « plancher » instable aux pierres baladeuses et un « repas aux chandelles » fut mis en place, sur la partie la plus horizontale de la salle Grégoire ; un rocher de volume adéquat, assez plat, servit de table commune, tandis que les acétylènes, dont les spéléologues s’étaient délestées, furent toutes réglées en veilleuse et des bougies allumées ici et là. L’éloignement de l’excavation funéraire avait occulté tout souvenir désagréable : le groupe était à quelque dix mètres des lieux de sinistre mémoire. Rémi observa Arthur à la dérobée, craignant que ce repas joyeux dans le « mastaba », où son père et son chien gisaient encore deux jours plus tôt, n’eût blessé sa sensibilité. Mais il n’en fut rien. Une fois de plus, l’Enfant Sauvage se montrait solide comme l’airain, parfaitement équilibré, maître de ses émotions… Les scouts observaient même qu’il fut le plus volubile, évoquant ses explorations sauvages avec son père ou en solo, des avens ou grottes découvertes par lui et dont il n’avait jamais révélé les coordonnées à des spéléologues, pourtant nombreux à « cribler » la garrigue.

 

 

 

« Et tes avens-citernes ? » s’impatienta Mouche. Avant de quitter la Basse Ardèche, l’archéologue Arsène H. avait donné quelques consignes : « Repérez les, notez leurs coordonnées, et surtout ne touchez à rien ! » Le C.P. s’était porté garant de l’intégrité du « matériel » en lieu et place - Wapiti, regardant Mouche d’un œil taquin -, avait ajouté : « T’as compris Mouche ? Faut pas toucher, Pas-Touche ! », ce à quoi le benjamin répondit par une moue d’anthologie.  Arthur se disait capable de guider les Choucas à chacune des cavités-citernes (il en connaissait deux). Si l’on ajoutait les quelques trous probablement connus de lui seul, cela faisait « du pain sur la planche » (calcaire) pour le reste du camp des Choucas ! Après un tonique thé à la menthe concocté par Renard, savamment sucré, les jeunes spéléologues et leur aîné se scindèrent en deux équipes ; chacune d’entre elles « se ferait » une branche du méandre. On laissa à Mouche le choix du couloir, garçon auquel on devait « le trou du Lapin ». En s’adressant à Arthur, le C.P. déclara : « Tu iras avec son équipe ! Je crois que vous êtes bien copains tous les deux ? » Le garçon de la garrigue s’était contenté de hocher positivement la tête et, de la crinière léonine, une grosse mèche dévala sur ses yeux noirs. Nul ne contesta la décision du C.P. et Mouche était très heureux que le chef eût incorporé Yug dans son groupe.

 

 

 

Exploration des méandres Arthur : (notes de Rémi)

- équipe 1 : Arthur, Aigle, Furet, Mouche pour la branche N-O

- équipe 2 : Wapiti, Renard, Panthère, Hibou pour la branche S-O

- chaque équipe porte un sac avec vingt mètres d’échelles et quelques cordes

- rassemblement salle Grégoire vers 17 h

- appels au sifflet en cas de besoin (secours ou difficulté particulière, ou découverte fabuleuse [sic])

- départ en explo à 15h22

 

 

 

Les explorations avaient été décevantes. Moins de quarante-cinq minutes après la dispersion, les couloirs « mystérieux » résonnaient des pas de bottes qui revenaient à la salle Grégoire ; les méandres Arthur n’avaient plus de secret…, ni de mystères. « Ça queute ! – Chez nous aussi… ! » Les deux côtés opposés du méandre, pourtant si larges au bas du puits, se rétrécissaient après quelques dizaines de mètres de parcours, interdisant toute progression nouvelle. Les spéléologues en avaient fouillé les hauteurs, grimpant en opposition les parois, furetant autant que faire se peut entre les murs d’urgonien, espérant un passage franchissable - ce qui eût pu être le cas dans les « plafonds » du méandre -, en vain. Aucun courant d’air n’était perceptible aux deux extrémités de la diaclase. Aucun « départ », si étroit eût-il été, ne fut trouvé dans les couloirs. Le cœur triste, les scouts-spéléologues de Saint-Ange-sur-Rhône déclarèrent « terminée » l’explo de l’aven du Braconnier puis, en deux équipes, les choucas repartirent dans les couloirs ténébreux pour en effectuer la topographie ; Renard et Aigle, les as de la boussole, en étaient les contremaîtres, en duo avec Panthère et Hibou. Rémi, fit des photos avec Wapiti pour éclairagiste, Mouche et Arthur endossant le rôle de « sujets ». Alors que Wapiti déclenchait, par contact sur une pile de 4,5 volts, la combustion instantanée de petites ampoules au magnésium, Rémi faisait le « cadreur », chacune des prises de vue étant réalisées « en pose ». * Le benjamin et l'Enfant Sauvage se prenaient au jeu, rivalisant de positions spectaculaires, bloqués comme des hommes-araignées entre les parois boursouflées de la diaclase. J'ai pu voir ces photographies : incontestablement, les postures du garçon de la garrigue étaient à la hauteur (au propre comme au figuré) de sa réputation acquise dans la patrouille ; Yug possédait l'habileté, la maîtrise des verticales, l'agilité d'un enfant loup, un vrai Mowgli ! Le petit Mouche avait tenté, sans grand succès, d'imiter le garçon de la garrigue, au risque de se compromettre par quelque chute dangereuse... La topographie dans le carnet, les prises de vues terminées, on goûta (thé à la menthe, biscuits et chocolat).

 

 

 

Quand elle eut déséquipé le puits, lové les cordes, plié les échelles dans la salle du Vestiaire, la patrouille du Choucas posa un dernier regard sur le glacis, l’abîme béant en contre-bas, disant « au revoir » à l’aven du Braconnier avec une forte nostalgie des jours qui venaient de se dissiper dans l'obscurité du méandre. Tant d’enthousiasme, d’inconnus et d’aventures, tant d’émotions avaient marqué cette cavité à l’entrée si modeste ! Et puis, de tous les évènements de cette deuxième semaine de camp, l’exhumation du corps du père d’Arthur demeurerait à toujours le point saillant, cet extraordinaire épilogue du mystère du braconnier Grégoire. A jamais, le visage de l’Enfant Sauvage illustrerait ce chapitre inattendu du journal de camp des Choucas. « On reviendra, cher aven ! » promit Wapiti d’une voix presque murmurée, le visage penché sur la lucarne aux abords détrempés alors que tous les spéléologues en étaient sortis ; toute l’émotion de la patrouille était portée par ces paroles. Rémi regarda Arthur, nota un pincement de lèvres significatif, la façon du garçon de la garrigue d’exprimer un état affectif rentré.

 

 

 

La fosse, étroite, peu profonde, était un trou sans revêtement de ciment, où des racines de cyprès voisins s’extrayaient des parois de terre à la manière d’horribles griffes d’animal maléfique. Un cercueil un peu éventré, à peine couvert de terre, croupissait à deux mètres de profondeur, qui laissait apparaître un tibias gris et mat. Cette vision terrorisa Mouche et impressionna vivement le cul de pat’. C’était la dépouille de la maman d’Arthur. Le fossoyeur du village et trois agents des pompes funèbres laissèrent glisser les épaisses cordes de chanvre qui maintenaient le cercueil du braconnier. Quelques planches allaient séparaient l’époux de l’épouse. Pour la première fois de sa vie, Rémi voyait la mort en face ou plutôt à ses pieds… Le squelette de l’aven, ou tout au moins les fragments qui en restaient, ne l’avaient aucunement perturbé : ces « reliques » très anciennes, desséchées, d’un inconnu d'un temps non daté, ne lui étaient apparues que comme du « matériel archéologique », une matière neutre, des morceaux de calcium détachés de toute âme vivante. Ce jeudi 2 août, Rémi pensa à ce matériel humain qui prenait une autre valeur. Le benjamin, qui se tenait près du cul de pat’, souffrant pour la peine d’Arthur, leva ses yeux larmoyants sur Rémi. Son expression affichait cette terreur qu’un enfant peut éprouver à la vue d’un mort – ici, des restes décharnés à peine dissimulés sous un bois vermoulu. Furet lui prit le bras et exerça une pression de sympathie pour le réconforter en s’associant à son désarroi de l'instant. Ils étaient loin les cris de joie du boute en train lorsqu’il brandissait un morceau de tibia « qui mesure vingt-cinq centimètres et demi » et son vœu mainte fois réitéré de « trouver le crâne » du mort !

 

 

 

Ils étaient loin, ces cris de joie...

 

 

 

Avant la messe des funérailles, l’abbé Pradel avait officié devant une autre fosse, très petite, en présence de la seule patrouille, d’Arthur et de Jacques Maurice, pour le repos de l’âme de « l’Inconnu de l’aven », dont les restes avaient été rassemblés dans une petite caisse fabriquée par un villageois. Le fossoyeur et cantonnier de la commune, à la demande du maire, avait creusé un trou dans un angle du cimetière, sur un espace en friche. Les scouts s’étaient engagés à y dresser une stèle où une plaque de tôle serait fixée avec la mention « Ci-gît l’Inconnu de l’aven » ; Mouche avait suggéré de prélever « un morceau de lapiaz » à proximité de l’ex-aven du Poulet. Puis était arrivée une camionnette des pompes funèbres de Privas, avec le corps du braconnier Grégoire. « …Daignez bénir cette tombe ; envoyez votre saint Ange pour en être le gardien, … Par notre Seigneur Jésus-Christ… Ainsi-soit-il. » Renard et Panthère, vêtus de noir et de blanc comme l’abbé Pradel, encadraient le prêtre, campés dans leurs soutanelles et leur surplis, l’un tenant le seau à eau bénite et l’autre l’encensoir. Le prêtre aspergea le cercueil avec le goupillon puis l’encensa avant de répéter ces gestes rituels pour le tombeau. Le garçon du Cabanon des Vignes, auquel un enfant de chœur de la paroisse avait prêté culotte courte avec veston assorti et cravate, se tenait dans une posture de grande noblesse, sur un côté de la bière posés sur des tréteaux. Les scouts l’entouraient, les mains croisés sur le ceinturon, dans leurs uniformes nettoyés et repassés (le fer avait été chauffé sur les braises du feu de camp), les bérets soigneusement fixés sous l’épaulette droite – même les brodequins avaient été cirés.

 

 

 

Le cercueil toucha les planches installées pour le recevoir et la rencontre des bois provoqua un bruit mate, isolé du crissement des cordes en frottement sur les poignées du cercueil, des bruissements des costumes des quatre hommes qui effectuaient l’inhumation et des croassements d’un corbeau qui traversait le cimetière. A cet instant, Arthur tira d’une poche sa montre d’argent à tête de loup, ouvrit la paume de ses mains où le précieux objet étincelait sous le soleil ; la chaînette filait entre ses doigts. Rémi et Mouche remarquèrent le geste : Rémi pensa que le fils du braconnier Grégoire allât jeter dans la tombe la montre à gousset… Il n’en fût rien. Le garçon lisait l’heure. Le cul de pat’, ayant fait un pas discret pour s’approcher davantage de l’orphelin, constatait que la trotteuse de la montre se mit à interrompre sa course puis à la reprendre en saccade, pour finalement s'arrêter. Rémi comprenait que les aiguilles du cadran de la montre à tête de loup refusaient désormais de poursuivre leur course. Le cul de pat’ était sidéré : n’y avait-il point à ce moment si douloureux une coïncidence presque effrayante ? L’enfant du Cabanon des Vignes porta la montre à une oreille, l’écouta. Ses yeux, plus noirs que jamais, s’ouvrirent en grand en exprimant un désarroi contenu. Sentant que Rémi assistait à cet étrange évènement, le garçon des garrigues prononça quatre mots, à mi-voix, uniquement destinés au cul de pat' : « Elle vient de s’arrêter ! » L’enfant secoua le boîtier si soudainement rendu silencieux, ce boîtier d’argent qui n’avait cessé cependant d’égrener sa vie depuis six ans… Si la montre à tête de loup n’indiquait plus l’heure exacte, faute d'entretien de son mécanisme, elle avait néanmoins toujours respiré jusqu’à cet instant, depuis que le père d’Arthur l’avait posée sur la table du Cabanon des Vignes – avant qu’il ne quittât celui-ci à jamais et qu'il ne se fût évanoui dans la garrigue. La montre à tête de loup venait d'expirer.

 

 

 

Le garçon pinça le bouton crénelé du remontoir, en vain : il était bloqué.  

 

 

 

La visite de l’aven du Furet avait éteint tout espoir d’établir une jonction avec le Squelette ; la dislocation par dynamitage de la bouche de la fissure, une fois dégagée, donnait l’accès à une « coulée d’éboulis » qui s’achevait sur une salle de dimensions modestes sans autre issue. Wapiti avait fait du bon travail…, mais le forage était un tunnel sans sortie ! La partie médiane qui correspondait à la fissure visible à l’extérieur se resserrait à nouveau en un méandre infranchissable, dont le courant d’air aspirant était le seul utilisateur. Le grand maître artificier avait déclaré inutile d’utiliser des explosifs pour forcer l’obstacle et la patrouille des scouts spéléologues en avait été consternée – tant d’espoirs déçus ! « Pas grave ! avait consolé le second de pat’, il nous reste les avens d’Arthur ! ». Le mercredi, veille de l’enterrement de Grégoire, la journée fut consacrée au repos, au rangement et nettoyage du camp, au réapprovisionnement en eau potable, à la reconstitution du stock de bois mort ; la lessive et le repassage des chemises avaient été à l’ordre du jour. Hibou, en compagnie du C.P. et de Renard, étaient descendus faire des courses à Bourg-Saint-Andéol. Le retour du corps du braconnier avait été annoncé pour le jeudi, en début de matinée et l’abbé Pradel en prépara l'inhumation. La nouvelle se répandit comme une trainée de poudre dans toute la contrée : le père d’Arthur, qui avait travaillé comme ouvrier agricole sur bien des domaines, figure emblématique de Bidon, braconnier dont tous les paysans du pays connaissaient « les exploits », homme charismatique, bourru, rebelle et « grande gueule », le fameux « disparu de la garrigue », avait en quelque sorte un peu ressuscité, subitement extrait des lapiaz comme un corps rendu par un glacier… La presse régionale (Le Dauphiné Libéré et Le Progrès) en firent leur « une » le lundi – des articles courts, peu documentés, illustrés de photos « d’archive » du village de Bidon… Le curé de la paroisse avait reçu plusieurs appels téléphoniques de différentes rédactions (journaux régionaux mais aussi des quotidiens parisiens, la télévision, des radios). « Mon téléphone n’a pas cessé de sonner ! » se plaignit l’aumônier des Choucas. Wapiti avait interrogé le C.P.-régisseur Aigle : « Au fait… ? Peut-être que Paris-Match… ? » Cette préoccupation « de communication lucrative »* déclencha une réprobation des autres membres de la patrouille : pas question de donner en pitance le papa d’Arthur aux charognards de la presse ! Wapiti fit une bosse avec sa langue à l’intérieur d’une joue, la mine gênée, conscient d’avoir commis une indélicatesse envers le jeune orphelin.

 

 

 

Des journalistes et photographes se tassaient loin à l’écart de la fosse, campés sans vergogne sur des dalles funéraires. La population ardéchoise locale semblait ne guère apprécier « les vautours » (sic Jacques Maurice). Il n’y eut pas de rituel « de condoléances », cet alignement des proches endeuillés auquel on sert la main avec des paroles éplorées… La question ne s’était même pas posée quand l’orphelin discuta de l’organisation de la cérémonie avec le curé, et ce en présence de la patrouille des choucas qu’Arthur avait voulu y associer. La foule se dispersant et quittant le cimetière, les scouts gagnèrent la salle à manger de la cure et son odeur de cire d’abeille. Renard et Panthère furent rendus à la patrouille après leur passage en sacristie, réapparaissant dans leur bel uniforme kaki, amusante métamorphose après leur service en surplis de dentelle blanc comme un lapiaz et soutanelle noire comme le fond d'un gouffre (« Je les préfère en rouge et blanc ! » avoua Mouche). L’abbé Pradel confirma les intentions des maires de Bidon et de Saint-Remèze : les conseils municipaux, s’étant réunis en session extraordinaire, prenaient en charge, pour moitié chacune, les frais des obsèques facturés par les pompes funèbres. Quant au jeune orphelin, son cas serait étudié en urgence par l’Assistance Publique et le curé de Bidon autorisé à l’héberger jusqu’à la rentrée scolaire – un simple appel téléphonique entre le père Pradel et le directeur-abbé du collège St-Jean-Baptiste assurait sa réintégration en octobre. Ce projet avait été concocté avec le plein accord de l’enfant du Cabanon des Vignes, lequel, désireux « de s’en sortir », sûr de son potentiel intellectuel, adoptait désormais un autre regard sur l’école et l'avenir qu'il pouvait se construire… Toutes ces nouvelles adoucissaient les circonstances funestes de ce jour terrible et l’aumônier des choucas décida qu’elles justifiaient un fond de verre de vin de pêche pour tout le monde ! « Ah ? fit Hibou Paisible, en tirebouchonnant sa mèche dressée, pourquoi pas ? » Un repas préparé par la bonne-cordon-bleu fut partagé dans une ambiance somme toute joyeuse, où un vin fin délia toutes les langues dans un feu d’artifice d’anecdotes ou commentaires relatifs au camp d’été des Choucas, aux qualités d’Arthur, aux découvertes archéologiques à venir. A propos de la montre à tête de loup, que Mouche demanda de revoir, le cul de pat’ se risqua à une suggestion : « Et si…, et si tu la portais à réparer (bref silence), tu pourrais la remonter et lui redonner une vie ? » L’enfant du Cabanon des Vignes reprit des mains du benjamin l’irremplaçable objet d’argent, l’examina comme s’il le voyait pour la première fois, la mine neutre mais les yeux brillants… Ai-je fait une gaffe ? se demandait le cul de pat’. Arthur tourna vivement la tête pour répondre à Rémi : « Tu as raison, je vais la faire réparer ! » Puis il esquissa un sourire. Un instant d’émotion collective habita la pièce, substituant aux bavardages tous azimuts, aux jacassements heureux des choucas, les chants fluets d’oiseaux invisibles, présents dans les feuillages du petit jardin du presbytère que le zénith inondait d’une chaude lumière. Des senteurs de Provence pénétraient la pièce sans y être invitées. Puis on se remit à concerter avec les mandibules et le bœuf en daube de la bonne du curé, d'où aussi s'échappait un délicieux parfum de thym de la garrigue.

 

 

 

Après la cérémonie, Panthère et Renard avaient été saluer leurs acolytes des dimanches, les trois servants d’autel, fils de paysans qui, comme tous les enfants de Bidon, avaient assisté avec leurs parents aux derniers adieux à l’homme du Cabanon des Vignes. Ces garçons acceptaient, avec quelque curiosité et un peu dubitatifs, de se joindre à une veillée du camp, la semaine suivante ; une soirée serait fixée incessamment par l’intermédiaire de l’aumônier. Rémi envisagea d’y inviter également « les Six Compagnons » guides à l’aven Marzal* ; ces jeunes lyonnais leur avaient semblé sympathiques, guillerets, dynamiques… « Il faudra téléphoner à M. Soubeyrand, le guide-chef, pour mettre au point une explo de l’aven hors du circuit pour les péquins ! avança Wapiti. Peut-être que les lyonnais auront du temps pour bavarder avec nous ? » Ainsi s’était profilé une veillée exceptionnelle où, nul n’en doutait, le boute en train et le cul de pat’, comédiens et conteurs émérites de la patrouille, seraient « fabriquer » un spectacle à la hauteur !

 

 

 

Avant cela, les scouts spéléos auraient explorer les trous « secrets » du garçon de la garrigue…


 

 

A suivre sur ce lien...

 

 

Lexique

Airain : alliage de cuivre, bronze, laiton

« En pose » : technique photographique qui consiste à laisser l'obturateur ouvert, c'est-à-dire, ici, la pellicule n'est impressionnée qu'au moment de l'éclair de flash. Cela permet de maîtriser l'éclairage pour un usage artistique.

Bière : cercueil

Trotteuse : l'aiguille d'une montre ou horloge qui marque les secondes en faisant le tour du cadran

 

 

Références

 

Paris-Match : explication des revenus dont la patrouille a bénéficiés en vendant leurs témoignages sur l'affaire des Disparus de Baume Etrange, leur première aventure (évoquée dans l'épisode 1)

Les Six Compagnons :  évoqués dans l'épisode 12

 



15/10/2019
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