Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 42

Roman feuilleton inédit de Rémi Le Mazilier © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

Baignade sauvage

 

 

 

 

 

 

 

« Leau, les enfants ! L’eau..., première nécessité de la vie ! Ce paysage minéral que vous connaissez existe depuis l’aube de l’humanité. Si la végétation a pu évoluer en densité ou régresser en fonction des habitations et de l’activité pastorale, de la culture - Eh oui ! les enfants, le blé et l’orge poussaient dans la garrigue ! -, en revanche, la rareté voire l’absence totale d’eau n’y sont pas nouvelles. » Le savant et ancien instituteur abreuvait généreusement son auditoire et les garçons étanchaient leur soif de savoir en buvant ses paroles. Arthur écoutait avec une attention toute de retenue, comme s'il ne voulait pas donner l'impression de « faire semblant » d'être un élève exemplaire ; Rémi l'observa discrètement, devinant que le garçon de la garrigue attachait une importance particulière à cet exposé. « Hormis quelques puits par ici, sur le site de Bidon par exemple, et qui existent toujours, quelques rares sources, la rivière Ardèche, nos lointains ancêtres avaient inventé cette astuce : disposer des ‘vases à eau’ sous les suintements des cavités souterraines, au fond d’un aven, comme ici le Squelette, qui constituaient une réserve précieuse quand ils fréquentaient les lieux… Nul besoin que l’écoulement fût important ! Un simple petit pipi d’oiseau, un goutte à goutte, remplissaient lentement mais sûrement le récipient, une poterie fabriquée tout exprès. L’eau recueillie étant une eau naturellement filtrée ou une eau de condensation, elle se conservait dans une atmosphère fraîche et stable entre deux passages de l'homme qui s'en approvisionnait - un berger par exemple… Cet 'aven-citerne' était un point d'eau fixe et sûr. Ainsi, et Mouche a raison, on peut en toute légitimité parler de ‘gourde préhistorique’ ! ».

 

 

« J’vous l’avais dit ! s’exclama le boute en train, j’vous l’avais dit ! ». Rémi remarqua le sourire discret d'Arthur, dont les yeux de carbone affichaient l’amusement, réaction spontanée qui confirmait que le gosse « sauvage » s’ouvrait aux émotions du groupe. Il y voyait comme le regard affectueux d’un grand frère sur le remuant et loquace benjamin de la patrouille. « J’en ai trouvé avec mon père ! » dit l’Enfant de la garrigue, surprenant les scouts spéléologues. Arsène H. regarda le garçon du Cabanon des Vignes avec une expression qui révélait un vif désir d’en savoir plus. « Eh ben ! di’ don’ ! commenta le C.P. – Ah oui ? » s’exclama Hibou Paisible en tortillant sa mèche, exagérant sa mimique d’étonnement comme il avait coutume de le faire. Craignant que l’auditoire ne transférât son attention sur les « gourdes » d’Arthur en abandonnant « la sienne », le petit Mouche intervint en précipitant son débit : « Quel âge ma gourde ? ».

 

 

Tous les yeux se posèrent sur le boute en train : tout le monde avait compris que l’inventeur et conservateur de la « plus vieille gourde du Monde » ne voulait pas qu’on « volât la vedette » à sa trouvaille ! L’archéologue, bon psychologue, aguerri aux réactions et susceptibilités enfantines, usa d’une délicate diplomatie adaptée aux circonstances. « Ta découverte est d’un très grand intérêt, jeune garçon ! Elle confirme les études déjà anciennes concernant les grands causses et autres karsts du sud de la France… ». Mouche, le visage apaisé, ne put empêcher ses joues de rosir. Le groupe « joua le jeu » avec une gentillesse quasi maternelle. Oui, petit Mouche-pas-touche, ta ‘gourde’ est un grand pas pour l’Humanité !

 

 

« Les bergers et certains paysans actuels utilisent la même méthode : s’abreuver ou abreuver leur cheptel dans les grottes humides où l’on peut recueillir l’eau, les cupules sur les lapiaz et, sur les causses, dans les ‘lavagnes’ ou ‘lavognes’, ces mares qui existent depuis des siècles grâce à une couche d’argile qui rend une dépression imperméable. Ici, sur le karst ardéchois, je ne connais pas de lavognes…, en revanche, des grotte-citernes et autres avens avec vases à eau ont été répertoriés. Il est rare cependant que l’on trouve un vase à eau ‘en place’ ou intact dans une cavité non perturbée par des passages postérieurs… Ta découverte dans ce secteur de la garrigue ardéchoise revêt donc un intérêt capital (Arsène H. appuya sur ces deux derniers mots, ce qui déclencha un écarquillement impressionnant des yeux de Mouche), car elle ajoute à la liste connue et non exhaustive un nouvel ‘aven-citerne’… De plus, comme vous semblez le dire (regard circulaire sur la patrouille), ce vase aurait été quasiment brisé en lieu et place par un éboulement sous l’écoulement naturel, toujours actif ! Je pense donc que la poterie…  La gourde ! rectifia Mouche. - …Que la…, la gourde, pourra être recousue dans son intégralité. C’est une jolie découverte ! ». Mouche frappa des mains, aussitôt imité par ses frères patrouillards et même par Arthur. L’archéologue ne se défit point de son sérieux devant ce feu d’artifice sonore. « Je m’emploierai donc à restaurer le va…, le..., la gourde, et elle pourra être en place d’honneur dans votre vitrine d’archéologie ! – Oui mais…, quel âge ? insista l’inventeur. – Heu…, au vu du dégraissant et de la couleur de l’argile, je dirai…, mmm…? quatre mille ans ! (gros sourire de Mouche).  – C'est quoi le dégraissant ?  – C'est..., c'est l'adjonction d'un élément non plastique, destinée à faciliter le travail de la terre et à empêcher que l'argile crue n'éclate une fois exposée au feu, par exemple du sable. Le type de dégraissant est un renseignement précieux, un indice, permettant à l'archéologue de dater la poterie Un jeu de piste! commenta Renard.  En quelque sorte, oui ! Nos ancêtres posaient des jalons, sans le savoir, sur cette passionnante piste que constitue la quête d'un lointain passé! »

 

 

Une odeur de viande (trop) grillée commençait de s’échapper du feu. Renard se redressa tel un ressort : « Nom d’une pipe ! Les côtelettes ! ». Pendant que le maître queux et Wapiti décollaient de la grille les éléments superficiellement carbonisés du plat de résistance, l’assistant cuisinier se rua sur la poêle « de quarante ans d’âge » pour y touiller un conglomérat de flageolets verts qui s’était acoquiné avec la fonte de manière assez collante ! « Flûte et zut ! maugréa le scout-cordon-bleu, j’ai pas mis assez d’huile ! » De fait, on ne peut à la fois être au four de potier de 2000 ans avant J.C. et au moulin de la clairière du Lion des années soixante ! Wapiti suggéra que l’on arrosât les haricots de vin rouge pour les dessouder… L’opération s’avéra efficace et eut pour effet latéral de parfumer l’air ambiant d’une bien agréable odeur de vin chaud délicatement mariée à celle du feu de bois. Sur sa lancée, l’Ardéchois (dont on sait qu’il a la main lourde au sens littéral) aspergea tout de go les côtes d’agneau, ainsi hâtivement flambées.

 

 

« Il y a cependant un petit mystère qui m’interpelle… », poursuivit l’archéologue. Mouche pivota la tête vers Arsène H. tel un automate : un mystère, voilà qui avait de quoi titiller son attention et enfler sa fierté ! « Généralement, les vases à eau sont des récipients à fond rond. Ils étaient calés sur un support de pierre ou par d’autres moyens sur le sol. Ici, le cul du vase est presque plat, ce qui n’est pas commun ! ». Arsène H. tenait entre le pouce et l’index le rond de poterie en l’exhibant à la façon du prêtre présentant la sainte hostie. Le fragment circulaire, qui mesurait quelque douze ou treize centimètres, n’avait qu’une légère incurvation orientée sur sa face intérieure, ce qui posait problème. « Je montrerai ce matériel à des confrères du C.N.R.S. » conclut-il. Tout affairé à décoller les flageolets, raclant avec une spatule en bois le fond de la poêle, Mouche laissa s’échapper à haute voix une pensée intime, sur un ton presque béat : « Un mystère ! Un mystère… ». Wapiti se plut à le taquiner : « Eh bien, voilà ! Ce type de vase à eau inconnu va porter ton nom, Moustique, puisque tu en es l’inventeur ! ». L’archéologue s’amusa : « Ce sera le récipient à eau de type ‘mouche’ ! ». Du coup, stimulé par ces perspectives de notoriété qui devrait lui assurer une postérité archéologique, le boute en train se mit à racler la fonte avec une énergie inédite, faisant crier le métal sans aucune modération (qu'on se rassure, le bois n'écorche pas la fonte).

 

 

Arsène H. quitta le camp dès après le repas, emportant avec lui le précieux « matériel » de l’aven du Squelette : seuls les fragments de poterie étaient du voyage, les ossements demeurant « sans objet » quant aux investigations. Les restes osseux des rongeurs et autres animaux remontés de l’aven demeureraient propriété de la patrouille et feraient les honneurs de la vitrine du « mastaba ». Hibou Paisible renonça à la baignade, lui préférant une « farniente » solitaire dans la clairière du Lion, fort heureux de pouvoir « fumer une bonne bouffarde » sous l’ombrage d’un chêne vert ; c’est que les dernières trente-six heures avaient été épuisantes et le parrain estimait ne plus pouvoir « suivre » la patrouille dans leur débauche d’énergie ! Mouche et Wapiti insistèrent auprès du vétéran mais sans succès. « Allez sans moi, les jeunes ! Profitez…, amusez-vous, vous l’avez bien mérité ! ».

 

 

Dont acte.

 

 

La patrouille cadenassa ses vélos au belvédère des Templiers. Arthur était « de la fête », transporté assis sur le porte-bagage de Wapiti qui s’était donné volontaire alors que les autres scouts n’étaient chargés que de leur serviette éponge. Rémi observa, qui pédalait derrière, sans le confier à personne (mais pour ce récit, il y a prescription), que l’Enfant Sauvage, Seigneur de la garrigue, Maître du feu, etc., ne paraissait pas du tout « rassuré », juché sur le frêle porte bagage de Wapiti ! Les « départementales » sillonnaient sur le plateau, sans ravins ni précipices, à l'horizontale, mais à chacun des virages, le seigneur de la garrigue levaient haut ses jambes nues, tandis que son buste se raidissait brusquement… Manifestement, le garçon aventureux, débrouillard et si habile dans la nature sauvage, n'était pas à l'aise en chevauchant une bicyclette sur le « siège arrière ». En fait, c'était plutôt drôle ! N’avait-il point confiance à la conduite du second de patrouille ? Cette surprenante question réconfortait Furet Rêveur qui se disait qu’Arthur, finalement, était  un enfant comme les autres ! Ce garçon libre comme le vent, peut-être casse-cou, ce Yug de la Basse Ardèche, d’un courage étonnant, qui fascinait Mouche, lequel le voyait quasiment comme un petit dieu, avait une faiblesse : il avait peur en tant que passager sur un vélo ! Le cul de pat’ se garda bien d’en faire révélation au benjamin de la patrouille… Au demeurant, Rémi imaginait ce que pût être sa réplique : « C’est pas une tare que d’avoir peur sur le porte bagage d’un vélo ! » (puis il aurait haussé les épaules). Peut-être même que cette fragilité spécifique du seigneur de la garrigue aurait été défendue comme la preuve qu’Arthur était bien de chair et de sang et donc, que ses extraordinaires qualités n’en étaient que plus admirables ! (Ah mais… !).

 

 

La plage était déserte. Ce dernier dimanche ramenait les « juilletistes » dans les villes et les « aoutiens » en étaient à leur installation sur le littoral. Les gorges demeureraient encombrées au niveau des goulots de la rivière, les fameux passages clés où les canoés s’agglutinaient pour en franchir les « portes », mais l’espace aquatique des Templiers restait un lieu « perdu au bout du monde ». Revêtus de leur slip de bain, les scouts interrogeaient avec moult précautions la température de l’eau en trempant leurs pieds à tâtons. Rémi, toujours « le premier à la flotte » sous terre comme à l’extérieur, se jeta vaillamment dans l’onde claire, provoquant une magistrale et étincelante gerbe d’eau. Wapiti en était aux mollets, attentifs à ne point glisser sur les galets subaquatiques, s’efforçant sans dissimulation de contenir sa frilosité en ce domaine aqueux ; téméraire et sans peur, le second de pat’ se singularisait par une hyper sensibilité aux fraîches températures. A la suite du cul de pat’, le reste de la patrouille se lança dans le cours d’eau avec force cris, issus d'un mélange d’exaltation et de coup de froid. Tout en faisant « une planche », Rémi observait l’enfant sauvage, curieux de découvrir ce que serait sa complicité avec la fascinante rivière, que les vertigineux remparts calcaires qui la bordaient rendaient plus sublimes encore. Il savait que les gorges étaient son domaine tout autant que la garrigue bidonaise. Demeuré seul, torse nu, sur la plage de galets barrée de bandes de sable fin, le garçon du Cabanon des Vignes se campa un instant face à la rivière, le visage orienté sur les hautes falaises, les mains sur les hanches, dans une posture presque hiératique. Furet Rêveur imagina une « légende » à cette magnifique image de pureté naturelle qui lui était offerte ; Arthur semblait dire : ce Monde est à moi ! C’est mon domaine ! J’y suis chez moi ! La voix aigüe du benjamin s’éleva de la rivière, répercutée par un léger écho : « Arthur ! Viens ! ». L’enfant sauvage tomba la culotte en toile épaisse et le slip puis se donna en sacrifice à la rivière Ardèche. Il le fit en courant nu sur les galets avant de plonger dans un « trou d’eau » qu’il paraissait connaitre parfaitement. Il disparut quelques secondes avant de réapparaître avec un visage et des épaules luisantes de gouttes scintillantes, accrochées à sa peau brune comme au velours d’un écrin. La nudité soudaine du garçon de la garrigue avait surpris la patrouille et établit un subit silence de stupéfaction et d’incrédulité – qui fut bref. Au fond, les choucas se disaient qu’Arthur était dans l’authenticité, la spontanéité, le naturel ! Les garçons se regardèrent, s’interrogèrent et décidèrent, trouvant en Mouche leur porte-parole : « Il a raison ! Moi aussi, je vais me mettre à poil… Ça doit être super ? ».

 

 

Sur la plage des Templiers, ce jour-là, la patrouille libre de Saint-Ange-sur-Rhône venait de réinventer le naturisme !

 

 

Rémi m’a confié que, le dos couché sur l’onde fraîche, se laissant bercer par les flots, secouer par le courant, caresser par la brise, les yeux dans le ciel nuageux que les murailles roses et grises essayaient d’atteindre, jamais il n’avait ressenti un tel bien-être… A cette première extase venait se joindre le sentiment merveilleux de partager un séjour d’une exceptionnelle richesse, à la fois humaine et en communion totale et sans fard avec la nature. L’Enfant Sauvage avait ouvert à la patrouille la porte de son jardin secret, un espace protégé où poussaient des fleurs aux parfums inconnus, aux essences précieuses appelées autonomie et indépendance, liberté et nature.

 

 

« Chjak-chjak-chjack !  » cria un choucas qui côtoyait une falaise en virevoltant haut dans les gorges.

 

 

La patrouille lui fit écho :

« …Tchoucas-tchoucas-toujours-alerte ! »

 

 

A suivre sur ce lien...

 

Lexique

 

Naturisme : pratique de la nudité en commun dans un but d'harmonie avec la nature

Sans fard : franchement, naturellement

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



20/09/2019
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