Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 3

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

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Episode 3

 

La clairière du Lion

 

Monsieur Darbousset regardait arriver la patrouille et la Rosalie depuis la dalle calcaire qui faisait office de perron devant la maison d’habitation de la ferme de la Soupine. Trois chiens bâtards, au poil sale et irrégulier, d’allure pouilleuse, accoururent d’une remise en aboyant mais sans agressivité. « Couchés ! » enjoignit le paysan, aussitôt obéi. Les bêtes flairèrent les garçons en battant de la queue – Wapiti, qui avait une peur viscérale des chiens, joua de sa grosse voix de ténor pour se défaire des museaux baveux des quadrupèdes. « Finou ! Milou ! Rousse ! » gueulait le paysan. Puis, la mine joviale, les joues empourprées de soleil - et peut-être bien de vin rouge du pays -, le fermier déclara : « Nous vous attendions ! les garçons ! » Une femme sortit de la maison (le seuil donnait dans la cuisine). Mme Darbousset, ceinte d’un tablier gris sur une robe noire à pois blancs, un fichu blanc noué sur ses cheveux à chignon, se fendit d’un large sourire visiblement sincère : « Vous devez avoir soif ? Notre fils a été vous acheter de la limonade tout exprès à Bidon… Entrez, entrez ! Venez-vous désaltérer… ».

 

Mouche jubilait : il adorait la limonade tout aussi fortement que Wapiti haïssait les chiens ! La patrouille s’assit dans un concert de chaises en bois autour d’une immense table recouverte de plusieurs « strates » de toiles cirées imprimées fort usagées (c’est Mouche qui, ayant exploré les dessus de la table, me rapporta plus tard ce détail capital). Mme Darbousset, laquelle avait disparu dans le cellier contigu, d’où provenait une odeur de vieilles pommes de terre, d’humidité, d’aromates et de vin rouge, en ressortit une bouteille de 75cl à la main, au verre vert et à capsule à étrier. « Elle est toute fraîche, elle sort du Frigidaire ! » annonça la bonne dame. Wapiti se jeta (quasiment) sur le récipient pittoresque pour en faire « sauter » le bouchon de porcelaine avec ses gros doigts. Le « pschitt » augurait un délice pour le palais tout autant qu’un rafraîchissement pour les gosiers ; la bouteille de limonade artisanale s’habilla en quelques secondes d’un fin manteau de condensation qui en rendait le contenu pétillant encore plus désirable. Jamais verre de limonade ne fut autant apprécié par Rémi que ce verre-là ; le cul de pat’ allait en évoquer la savoureuse bienfaisance plusieurs fois durant le camp !

 

La cuisine de Mme Darbousset était une grande pièce, sombre et fraîche, faiblement éclairée d’une petite fenêtre. La porte demeurait ouverte mais un rideau anti-mouches en cordes brouillait la luminosité de la cour. Au moment d’entrer dans la demeure, Wapiti, d’un naturel taquin (il faisait souvent chorus avec le boute en train), avait barré la porte au petit Mouche : « Halte ! Tu entres pas ! fit-il, sur un ton sérieux. – Pourquoi ? (le garçon avait ouvert de grands yeux ronds inquiets) – C’est un rideau anti-Mouche ! ».

 

Une poule mal éduquée bouscula ledit rideau pour picorer des miettes de pain sur le sol de la cuisine. Par provocation ou incontinence, la gallinacée souilla le ciment luisant d’un caca nacré qui fit hurler la fermière ; celle-ci s’empara d’un ballet de paille pour chasser promptement l’indélicate. Mouche en fut très amusé.

 

Le fils Darbousset, un jeune homme de quelque vingt ans, à la silhouette élancée, dont le visage bronzé rivalisait avec les figures des « jeunes premiers » d’Hollywood (Mouche le compara à je ne sais plus quel acteur américain qui sévissait dans les westerns), était en train de remplir une citerne transportable, dont M. Darbousset voulait équiper le camp. Cette « facilité » déclencha un flot de remerciements enthousiastes de toute la patrouille. Car si les garrigues ardéchoises sont un terrain d’aventures peu commun et adapté pour des scouts en quête de nature, elles ont un gros travers : l’absence totale d’eau. Pour le camp de Pâques, les Choucas avaient bénéficié d’un bidon de lait de 50 litres qu’ils avaient rempli trois fois à la fontaine de la ferme, en effectuant des navettes avec la servile Rosalie. Cet été, Gustave leur livrerait un vieux réservoir en métal fatigué rongé par la rouille, dont le contenu serait réservé à la toilette, à la cuisine et à la vaisselle. Un bidon de lait de 20 litres serait, lui, destiné à l’eau de boisson. La navette serait plus aisée avec un bidon de moins grande capacité qui, au demeurant, convenait parfaitement pour le ravitaillement de la seule eau potable. Le réservoir de Gustave contenait 400 litres, ce qui garantissait la douche à tous les étages et une eau abondante pour la vaisselle ! Avant dix-sept heures, le « convoi exceptionnel » de la patrouille libre du Choucas se transporta, telle une chenille quelque peu bruyante (et fumante avec le tracteur), de la ferme de la Soupine à la clairière « du Lion » - ainsi baptisée par Mouche au camp de Pâques, ce dont je vous causerai plus loin. « Le » Gustave (comme disaient ses parents), juché sur un tracteur « de la dernière guerre » (comme disait Renard), avait pour passagers Rémi et Mouche, de part et d’autre du volant et « en amazone » sur les larges garde-boue des roues. Le tracteur tirait une petite remorque brinquebalante portant citerne, bidon et les deux vélos des choucas – en « bagages accompagnés » et « en petite vitesse », comme on disait autrefois. Derrière le « blindé », quatre garçons, suant, pestant quelquefois à cause d’une cote (heureusement, dans ce pays, les pentes étaient modestes), se relayant pour tirer la Rosalie pleine à craquer depuis Saint-Ange – et qui craquait.

 

« Voilà le Lion ! » s’exclama Mouche à deux tours de roue de la clairière. Campée (si j’ose dire) au cœur d’une garrigue assez verdoyante, entourée de ses chênes verts et de ses buis, la « pelouse » (terme utilisé avec complaisance, je vous l’accorde) n’avait rien perdu de son charme ni les rochers de leur éclat ! Des oiseaux invisibles piaillaient et des choucas (mais oui, vous avez bien lu !) de vrais choucas criaient en faisant « Chjak-chjak-chjack ! » pour tenter de couvrir le chant des cigales. C’est que, ici, dans ce monde sauvage de rochers et d’excavations, à deux tirs d’aile des falaises « trouées » des gorges de l’Ardèche, cet animal volant (clairement identifié) était carrément « chez lui », sur un territoire exactement adapté à ses mœurs.

 

« Entre choucas, ça devrait aller ! opina Rémi en souriant.  – A condition qu’ils ne fassent pas chou-caca sur la tente ! » rétorqua le boute en train, fier de sa nouvelle trouvaille. – C’est la première fois qu’il la sort, celle-là ! » observa Wapiti.

 

Le fils Darbousset quitta la clairière aussitôt la remorque-à-eau décrochée et calée dans un recoin ombragé, à demi masquée par un bouquet d’arbustes. Ainsi abrité, le bidon d’eau potable devrait, pensait-on, ne pas trop « monter en température », même au zénith ! Une sorte de barre rocheuse peu élevée, qui avait allure d'un conglomérat d’énormes rochers plus ou moins fendillés, fermait le couchant de la clairière, conservant ainsi de manière quasi permanente une « source » d’ombre et de fraîcheur .  Adhérant à cette barrière minérale, à l’extrême gauche soit au sud, un énorme pan « sculpté » par l'érosion de quelque six mètres de hauteur semblait « se battre » ou « menacer » le rocher qu’il jouxtait : ce bloc calcaire, d’un seul tenant, présentait la découpe vue « de profil » d’un lion dressé sur ses deux pattes postérieures ; Mouche, tandis qu’il apprivoisait « le fauve », avait ainsi décidé que la clairière porterait pour nom « Lion » … Aucun membre de la patrouille ne s’opposa à ce baptême - ou, plutôt, à cette « totémisation », scoutisme oblige. Pendant le camp de Pâques, les choucas avaient « nettoyé » le terrain de ses cailloux mal placés pour aménager un espace pour la tente et un autre pour les veillées ; le « coin veillée » était reconnaissable à son cercle de pierres blanches – huit « sièges » 100% naturels. Huit ? C’est que, je vous le rappelle, la patrouille du Choucas accueillait régulièrement son parrain Hibou Paisible et un prêtre aumônier. Au centre du cercle se trouvait le rond du foyer, tel que « bâti » et abandonné au camp de Pâques. C’était une « pelouse » sauvage, un espace dégagé naturel où poussait une herbe abondante et épaisse, qui semblait se défier de la rocaille et des rochers. De la terre rougeâtre faisait le substrat, s’acoquinant avec des grosses pierres ou rochers « taillés à la hache » (si j’ose dire). Les Darbousset y amenait rarement leur troupeau de chèvres : la « prairie », minuscule et très éloignée de la ferme, était quasiment un terrain en friche. Des buissons épineux, du chèvrefeuille, de la ronce ceinturaient le pourtour de la percée. Mais l’espace, en son centre et dans sa plus grande surface était nette de toutes épines et même offrait un appréciable « tapis d’herbe presque grasse ».

 

« C’est Byzance ! » s’était exclamé Wapiti, au moment où la patrouille y installait son campement pour la première fois, aux vacances de Pâques.

 

C’était Byzance, sauf que…, sous la terre rougeâtre se trouvait la pierre ou des pierres ! Il avait fallu un débat animé pour décider de quelle manière il convenait de « planter » la tente. Après quelques essais têtus (Wapiti en tête !), et une huitaine de piquets en fer abominablement déformés et des hématomes au bout des doigts de deux choucas, la patrouille, d’un commun accord, s'était résolue à attacher les toiles en fixant les tendeurs sur de gros cailloux. Il y eut même une astuce de Renard qui consista à poser une « perche » (en fait un tronc d’arbre mort de petit diamètre), sur un côté de la tente, calée par deux lourdes pierres et à laquelle on attacha les cordages… Le sol avait été débarrassé de ses cailloux indélicats et aplani pour le contact au corps à corps avec les dormeurs. En l’absence de branches de conifères (dont les brindilles à aiguilles, détachées de la tige mère, eussent fait un excellent matelas), on avait confectionné des litières avec du buis et ramener à la maison quelques courbatures en guise de souvenirs. Un scout averti en valant six, ce 16 juillet, la patrouille avait « casé » dans la Rosalie les matelas pneumatiques, dûment vérifiés au local et pour lesquels les pompes à bicyclette, grâce à des embouts-raccords, savaient efficacement prendre du service. Le « truc » de la perche à Renard fut réitéré avec le même tronc. L’espace choisi pour la tente-dortoir permettait d’en placer la porte vers le levant : c’était l’idéal pour des réveils en douceur et très charmants. Dans la clairière du Lion, si le côté ouest dressait sa barrière de rochers et quelques arbres plus prétentieux, le côté est était plus aéré et donc plus lumineux. Resterait à dresser le marabout à matériel quelque part, si possible à l’écart du « lieu de vie » car on voulait préserver, tant que faire se peut, l’espace central de la clairière.

 

La végétation n'offrait aucune possibilité de coupe de bois pour un « vrai » mât digne de ce nom ou du mobilier en froissartage. M. Darbousset, propriétaire d'une ruine perdue dans la garrigue, avait autorisé les scouts à y puiser ce qui était récupérable et réutilisable en poutres et chevrons pour leurs installations. On savait que l'on pouvait solliciter Gustave-Gary-Cooper pour déplacer les vestiges, non point à cheval mais avec tracteur et remorque. Quant au mât, le fils Darbousset avait indiqué un jeune arbre abattu par la foudre en juin, qui n'attendait que cela: être promu au grade de porte drapeaux - ce qui était une belle carrière post mortem pour un arbre décédé prématurément! 

 

 

« Mais au fait ? fit Panthère, sur un ton un peu martial, Hibou n’est toujours pas là ! ». Les choucas se regardèrent en silence, ni vraiment inquiets ni vraiment satisfaits… Pour tout dire, la patrouille avait totalement oublié le parrain. Jacques Maurice devait quitter le local vers onze heures, ce qui aurait dû le faire arriver au plus tard à treize heures. « Bravo, la voiture balai ! ironisa Wapiti. – Il a dû lui arriver quelque chose ? opina le C.P. – Une panne de la deudeuche, c’est sûr ! allégua Panthère. Sa ‘caisse’ est une antiquité… Elle tient avec des bouts de ficelle… ».

 

 

C’était un peu vrai.

 

 

A présent, le soleil avait glissé derrière la « muraille » et la pénombre commençait à gommer le paysage, jetant sur la garrigue et les pierres déchiquetées un suaire bleuté un peu sinistre. Une « patrouille » de choucas, beaucoup plus nombreuse que celle de Saint-Ange - parler d'une troupe serait plus judicieux -, virevoltait au-dessus de la clairière comme pour en examiner les nouveaux locataires, donnant un dernier concert de cris aigus. La gente ailée et cousine des six jeunes scouts venait investir les aspérités de la « muraille » pour la nuitée. Elle était chez elle, tout de même et tenait à le rappeler bruyamment!

 

 

« Eux, c’est la barre rocheuse… Nous, c’est la pelouse ! » proclama, sentencieux, le petit Mouche. Puis, sans prévenir, le boute en train lança un tonitruant « Chjak-chjak-chjack ! » à s'en faire péter les deux cordes vocales, aussitôt suivi d’un hurlement collectif à faire trembler le Lion :

 

...Tchoucas-tchoucas-toujours-alerte ! »

 

« Le cri de patrouille » fut partiellement, très partiellement, repris par l'écho et quelques corvidés apparentés qui répondirent depuis leurs caches... Les cigales, ne se sentant plus à la hauteur pour rivaliser, se turent sur le champ.

 

La suite, c'est ici...

 

 

 

BASSE ARDECHE PAIOLIVE.jpgCette prairie sauvage a inspiré l'auteur pour la "clairière du Lion"



10/07/2018
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