Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 30

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

Problème de conscience

 



 

Mouche pensa au chien Voyou : l’animal devait bien se trouver quelque part – enfin, ses restes ! Le garçonnet fureta ici et là au pied de la paroi verticale. Rémi, agenouillé près du corps du gisant dont la peau était dure comme pierre en prolongeait l’examen ; il n’était pas médecin légiste mais s’efforçait de comprendre, de « reconstituer » l’accident ou plutôt d’imaginer la chute puis l’impact sur le sol. Il leva les yeux vers le haut du puits ; deux minuscules flammes orange jouaient au feux follets dans le plafond obscur dont il était séparé d’une trentaine de mètres. Il se remémorait la configuration du « glacis » sommital, sa pente, les concrétions qui l’habitaient, le « porche » d’entrée du gouffre. Il se souvint du béret ramassé par Panthère tout près de l’extérieur et du briquet trouvé par ailleurs. Le « scénario » du drame lui sauta aux yeux : le braconnier Grégoire, quittant subitement son abri (le dolmen car il pleuvait à verse) poursuit son chien qui part après quelque gibier ; la proie - lapin de garenne, lièvre ou autre animal à poil ou à plumes -, se réfugie dans le « terrier sans fond » (comme l’avait fait le lapin malin des Darbousset), où Voyou le poursuit en disparaissant dans le trou... Au-delà du seuil de l’orifice d’entrée, l’obscurité est totale : Voyou se laisse entrainer sur le toboggan et chute dans l’abîme ; son maître, ayant entendu les aboiements, se glisse à son tour dans l’étroite lucarne. Volontairement ou non, il laisse choir son béret, s’avance sur l’éboulis calcifié, essaie de s’éclairer avec le briquet à amadou et subit le même sort que son chien... La glissade se fait sur le dos, le corps s’écrase trente mètres plus bas au fond de la dépression.

 

L’état du gisant révélait un squelette intact – peut-être seulement abîmé par des fractures non apparentes. L’atmosphère particulière de la cavité avec son « microclimat » chaud et sec avait permis une momification naturelle du cadavre ; les vêtements, veste, pantalon, avaient été momentanément altérés par la moisissure – Grégoire était tombé trempé par la pluie. Un très léger courant d’air avait séché la toile et le corps. L’absence d’humidité, exceptionnelle dans cette caverne, avait, aux dires de Rémi, « transformé cette salle souterraine en mastaba ».

 

« Je l’ai trouvé ! » s’écria Mouche, le buste penché sur le pierrier, à six ou sept mètres de son compagnon, au-delà du train d’échelles et de la corde de rappel.

 

Rémi se redressa puis se rendit près de Mouche ; ses pas faisaient craquer les cailloux aux angles saillants comme s’il marchait sur de la porcelaine brisée – toujours ce bruit sinistre qui cassait un silence de crypte. Le reste de la patrouille, tout-en-haut du puits, était oublié... Une vibration de la corde la rappela au bon souvenir des deux choucas « de pointe » : le C.P. entamait la descente mais l’attention du cul de pat’ et du boute en train ne se détachait pas du sol où le cadavre du chien, tout aussi « momifié » que celui de son maître, se confondait un peu avec les pierres tant le poil en était décoloré. L’animal, lui aussi au squelette non disloqué, était étendu sur le côté – les quadrupèdes sont souples et leurs chutes même mortelles ne laissent pas toujours de traces extérieures. Un mince collier de cuir, noirci par le temps, entourait le cou de l’épagneul ; dans le cuir étaient gravées le nom du braconnier du cabanon des Vignes, ce qui mettait un terme définitif au mystère de sa disparition. Rémi sentit des larmes venir mouiller ses yeux ; il ne pouvait contenir l’émoi qui l’accaparait, souffrant par procuration à la place de l’enfant sauvage. Les découvertes de son père et de leur chien étaient en soi une bonne chose ; le garçon des garrigues en avaient fait une obsession, lui qui avait « recueilli » les ossements déposés dans le marabout, épié la patrouille dans ses explorations, pénétré dans l’aven du Furet y espérant trouver l’objet de sa quête... L’instant n’en était pas moins atroce ! La perspective d’annoncer à Arthur la découverte de la sépulture naturelle de son père était terrible ; puis il faudrait lui présenter le corps pour l’identification. Que de douleurs réveillées, de souvenirs horribles à exhumer ! « Tu pleurs ? » observa Mouche, d’une voix à peine audible que bridait une émotion contenue, gêné d'évoquer ainsi la sensibilité de son frère scout, pourtant plus âgé. Rémi essuya d’un revers de main la larme qui glissait sur sa joue gauche. D’une voix éteinte, brisée, il dit en sanglotant : « Je pense à..., je pense à..., à Arthur ! ».

 

Aigle se posa sur le sol lestement, promenant rapidement son regard sur le fond du puits. « Ses » deux choucas se tenaient, silencieux, à quelques mètres du point de chute, sur sa gauche. Leur mutisme, leur immobilité, campés comme deux « i » au-dessus de quelque trouvaille macabre, alerta le C.P. « Vous avez trouvé quelque chose ? ». Aigle avait parlé d'une voix qui s'accordait avec les faits connus désormais de Furet et Mouche mais dont pourtant il n'était pas encore instruit.

 

 

 ...

 

 

La patrouille libre de Saint-Ange-sur-Rhône tient conseil devant la « tanière sans fond ». Il est plus de sept heures du soir et le soleil se fond derrière la végétation de la garrigue, jetant ses dernières langues flamboyantes sur les barres rocheuses. Des choucas « chjakassent » en regagnant leurs dortoirs. Les robinets des lampes à acétylène sont fermés, les cordes et échelles non utilisées dans le trou sont rangées dans les sacs en bâche. Il a été décidé de laisser l’aven « équipé ». Le C.P. envisage de se rendre avec Furet (désigné « rapporteur » des évènements car tous apprécient les notes détaillées de son journal personnel), chez l’abbé Pradel dès après le dîner (les garçons n’ont absorbé cet après-midi que quelques biscuits et des carrés de chocolat). Que décidera le curé de Bidon, leur aumônier ? Mouche et Furet sont d’avis que les autorités (les gendarmes) ne devraient pas être alertés avant demain, avant qu’Arthur ne soit informé de la découverte. Wapiti et Panthère abondent dans ce sens ; Renard suggère même que l’orphelin soit préalablement « descendu » dans l’aven pour y voir son père... Le C.P. fronce les sourcils, se pince les lèvres, d’abord réticents puis... « Ce sera à l’abbé Pradel de choisir ! Au fond, je suis d’accord avec vous..., cette découverte nous appartient, grâce à Dieu, et il serait juste et honnête d’en réserver la primeur au pauvre Arthur ! – De toute façon, avertir les gendarmes de suite, à quoi ça servirait ? opine Mouche, ça fait six ans que le papa d’Arthur a disparu et ce n’est pas comme pour un crime où on ferait merdouiller une enquête ! – Exact ! acquiesce Wapiti. – Permettre à Arthur de voir les corps tels qu’on les a trouvés et avant d’y toucher doit être notre priorité ! » déclare Renard avec une autorité qui surprend tout le monde.

 

La patrouille en ayant ainsi débattu, le C.P. renonce finalement à aller à Bidon ce soir ; il sera bien assez tôt demain pour répandre la nouvelle. Tous les scouts s’en réjouissent : ne pas révéler aujourd’hui ce qui est encore leur « secret » (et quel secret !), leur paraît tellement préférable ! D’abord parce qu’ils pensent au « garçon du cabanon des Vignes », le premier intéressé, que cette annonce va naturellement bouleverser mais pas que... Les Choucas sont collectivement saisis d’une amertume, le sentiment coupable d’avoir un peu violer une sépulture. Les circonstances ont voulu (la Providence peut-être ?) que le braconnier Grégoire et son épagneul aient été soustraits aux recherches, cachés des vivants dans ce tombeau secret au cœur de la garrigue – cela aurait pu être pour l’éternité ! La nature a, d’une certaine façon, pris soin des corps comme pour leur accorder une inhumation décente. Mouche interroge : « Et si... ça ne plaisait pas au Arthur ce qu’on a fait ? »

 

Ce qu’on a fait !

 

La formulation même est éloquente : les scouts sont habités d’un doute. Rémi philosophe : quel plus beau sépulcre qu’une « cathédrale souterraine » ? On émet des hypothèses : que va en penser l’Enfant Sauvage ? Arthur n’a-t-il pas déjà manifesté son hostilité envers les scouts « profanateurs » supposés de l’aven du Furet ? L’Enfant de la Garrigue n’en voudra-t-il pas à la patrouille de provoquer « l’exhumation » des dépouilles de Grégoire et de Voyou ?

 

« Une chose est sûre, avance Renard, le corps sera remonté. L’y laisser est interdit par la loi ! – Et puis, il lui faut une vraie sépulture ! » proclame Panthère, revenant à sa vision de liturgiste.

 

 

...

 

 

Vendredi 27 juillet

 

A la montre bracelet de Rémi, il n'était pas encore huit heures. Harassés par les péripéties qui les avaient occupés depuis l’avant-veille, avec la nuit des « cris d’outre-tombe » puis l’exploration de l’aven du Lapin, les scouts de Saint-Ange dormaient profondément. Pressentiment onirique ou « sixième sens » ? le cul de pat’ se réveilla brusquement, comme douché d’eau glaciale dans son sac de couchage qui l’enveloppait de sa propre température ! Il ouvrit les paupières, redressa légèrement la tête les yeux mal décollés et regarda la toile qui fermait la tente – qui devait la fermer : entre les deux panneaux de tissu beige, une tête à crinière de jais et aux yeux noirs, fixée sur un cou nu et sale, avec un torse revêtu de poil de chèvres, les lèvres pincées, étaient figée face aux dormeurs...

 

 

A suivre...

sur ce lien !

 

 

 

 

Lexique

 

 

Mastaba : type de sépulture égyptienne de l'antiquité. Le tombeau était creusé et accessible par un puits comblé après les funérailles. Rémi, fasciné par l'égyptologie, se plaisait à appeler la première salle du local des Choucas "le mastaba" (voir "les Disparus de Baume Etrange")

 

 

 

 

 

AVEN DU LAPIN 3.jpg

 

 

 



25/02/2019
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