Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le squelette de l'aven - Episode 29

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

La fin d'une quête

 

 

 

« Tu es sûr que tu veux y aller en premier ? ». Le C.P. avait posé la question sur un ton presque grave, comme s’il s’agissait pour le benjamin de s’exposer à quelque dangereuse et fatale mission... Tous les choucas fixaient le petit Mouche avec un regard à la fois en alerte et presque compatissant. Le garçonnet préparait son rappel sans broncher, visiblement vexé que l’on doutât de sa vaillance et de son courage chevaleresque ! Il fit « sa » moue, se drapa dans un mutisme éloquent, passa la corde dans le mousqueton à vis de son anneau de baudrier, porta le brin « sortant » sur son épaule gauche et se mit en position de « décollage » ; il laissa planer trente secondes d’un silence de sépulcre puis : « Dites donc ? Vous me prenez pour une mauviette ? Je sais que je peux trouver un macchabée..., et alors ? Ça sera pas le premier ! ». La répartie était si cocasse qu’elle déclencha un éclat de rire général. Wapiti conclut : « Sacré moustique ! Un boute en train comme toi, on en fait plus, le moule est cassé ! ».


 

Mouche, devenue araignée suspendue à son fil, laissait courir la corde entre ses doigts, le cœur battant comme toujours quand il se « jetait » dans un puits ; la main gauche fermement accrochée à la corde à hauteur du crâne, sa main droite à proximité de la cuisse, il freinait le filin qui grinçait en frottant sur le mousqueton « Claudius Simon » fixé au niveau du bas-ventre. Ce bruit caractéristique de la corde qui « file » à l’intérieur du mousqueton, l’anneau fonctionnant comme une poulie fixe, familier pour le jeune spéléologue, avait quelque chose d’enivrant ! La verticale sans obstacle ainsi que les dimensions du puits autorisaient le garçon à faire son « rappel » dans les règles de l'art : il pouvait ainsi jouer à « rebondir » avec les pieds sur la paroi droite et compacte, lisse, qui plongeait inexorablement dans les ténèbres. La flamme de sa lampe frontale, bien réglée, chassait l’obscurité immédiate qui l’enveloppait ; Mouche découvrait progressivement ce fabuleux nouvel espace souterrain, inconnu de toute la patrouille et qui semblait contenir bien des secrets. Le puits était « immensément » large (aux dires du petit) : la lumière diffuse de l’acétylène éclairait correctement la paroi calcaire toute proche qui défilait devant sa face mais son éclat se fondait de part et d’autre dans l’obscurité et rien n’y était visible, à gauche comme à droite. En pivotant la tête, le jeune explorateur crut cependant distinguer la paroi opposée à celle de la corde et des échelles ; il la situait à quelque sept ou huit mètres – difficile d’apprécier les distances dans cette pénombre épaisse ! En regardant sous ses jambes, le trou noir paraissait insondable... Il s’alarma : et si la corde n’atteignait pas le fond ? Puis non ! Il l'avait bien entendue toucher le sol – même pas un « floc » trahissant un lac ! Et puis, les bruits de l’impact des pierres jetées ne pouvaient mentir. De toute façon, au pire, le garçon serait arrêté par le nœud « en huit » prudemment confectionné en fin de corde ! Le cas échéant, un léger mouvement de balancier lui permettrait d’atteindre le train d’échelles et de l’utiliser.

 

 

« Ça va ? » fit une voix descendue du glacis. « Ça va ! » rassurait Mouche en levant le nez en l'air tout en continuant à glisser sur la corde. Puis, se souvenant qu’il était le boute en train de la patrouille du Choucas, il entama de toutes ses forces le cri totem : « Chjak-chjak-chjack ! …Tchoucas-tchoucas... – Toujours-alerte ! » poursuivit un chœur fantôme en faction au-dessus du gouffre. Le spéléologue remarqua alors trois petites « lumières » tout là-haut, points jaunes et mouvants suspendus dans le noir de ce ciel sans étoiles ; des choucas se penchaient sur le vide pour avoir un contact visuel avec le boute en train alors que la lampe frontale mouvante et son halo de lumière ocre n’étaient plus qu’une présence minuscule prisonnière de l’abîme - rien n’est plus impressionnant que la lampe frontale d’un spéléologue qui vous fait de l’œil depuis le fond d’un gouffre obscur !

 

 

Rémi, campé sur le bord du précipice, attaché par sa longe à la main courante, se forgeait secrètement à vaincre son vertige ; sous terre, la peur du vide n’a pas le même visage et il est plus aisé de la maîtriser. L’obscurité des abîmes occulte la distance verticale qui en sépare le fond de l’individu ; seule la présence de cette minuscule frontale restitue la notion de la profondeur et en aggrave l’effet... Depuis son admission à la patrouille, un certain jeudi de juin de l’année précédente, le cul de pat’ avait tu cet handicap ; progressivement, avec courage et persévérance, Furet Rêveur était parvenu à estomper ses terreurs engendrées par le vide. Peu à peu, sortie après sortie, que ce fut en haut d’une falaise ou au bord d’un gouffre, le jeune garçon s’était construit une sorte de carapace faite de réflexion basée sur un fondement logique. En moins de trois mois, il n’avait pas « perdu » son vertige mais il l’avait dompté ! Depuis l’été précédent, à l’occasion de leurs pérégrinations dans les gorges de la Bourne et du camp aux pieds des falaises de Pré-les-Font, le cul de pat’ s’était aguerri à ce sport qu'est la confrontation virile avec les verticales, en plein air ou sous terre.*

 

 

« Aa-rii-véé ! ». L’annonce, criée, rabotée par la distance, grimpait le puits avec une aura sonore propre au monde souterrain - ici, le son y était « mat », sans résonance et sans écho. La corde de rappel devint molle bien que secouée par les gestes de Mouche qui s’en déliait. « A toi ! cul de pat’ ! » se plut à dire Wapiti, le sourire aux lèvres, qui pressentait une normale appréhension chez son frère scout. « J’y vais ! » déclara avec entrain Furet dont l’excitation d'effectuer une descente sur corde dans « un trente » diluait toutes les craintes. Le C.P. s’avança au bord et plaça ses mains en porte-voix : « Aa-ttenn-tionn ! Fuu-reet déé-sceend ! ».

 

 

Quelle belle ivresse que cette descente sur corde ! Rémi était aux anges (si j’ose dire), car de si jolies verticales avaient été rares dans les sorties spéléo de la patrouille après le camp d’été de Baume-Étrange. Au printemps, les choucas s’étaient régalés avec un « soixante » sur les hauts plateaux du Vercors, une belle gueule béante à ciel ouvert à la topographie impressionnante ; le « scialet du Pichet » avait une particularité qui le distinguait de l’aven du Lapin : démarrant en entonnoir, la lumière du jour en éclairait le fond. Ici, sous le lapiaz de la garrigue, le puits mystérieux pourtant deux fois moins profond semblait vouloir avaler le spéléologue pour le digérer dans une cathédrale de ténèbres. La minuscule flamme du bec d’acétylène de Mousse, unique repère dans ce chaudron de l’enfer, ne dévoilait rien de ce qui constituait le fond du gouffre, dont seul Mouche commençait à en connaître le décor. Le boute en train de la patrouille, un peu fasciné par la frêle silhouette qui descendait le rejoindre sur son filin invisible, attentif aux jolis éclats de lumière ocre qui peignaient la paroi du puits en la caressant verticalement, ne pensait pas du tout, mais pas du tout, au « macchabée » qui pouvait habiter les lieux, à deux pas de lui peut-être ! Dès qu’il eut touché le sol et qu’il se fut dégagé de la corde, Mouche s’était satisfait de deux pas timides à gauche puis à droite de son point de chute, provoquant des bruits secs et sinistres en écrasant les pierres sous ses bottes. En sondant le noir, le scout explorateur supposait qu’il se trouvait dans une salle rectangulaire dont le puits crevait le plafond, probablement greffée sur des galeries qui devaient partir sur les deux côtés opposés.

 

 

« Caillouuu ! » hurla une voix trente mètres plus haut. Mouche recula promptement de trois enjambées en baissant les yeux tout en se protégeant le visage de ses bras. Il s’agissait de présenter au projectile dont on ignorait la trajectoire la protection du casque... Il entendit la pierre heurter le sol avec fracas quelque part dans la salle ; Rémi, cramponné à sa corde, s’était plaqué contre la paroi le casque en bouclier. « Ça va ? cria le C.P. – C’est bon ! rassura Furet. – Ça va ! » enchaînait Mouche. Les deux explorateurs exposés à la chute du caillou n’avaient pas eu le temps d’avoir peur. Quant au C.P., là-haut, il avait en mémoire cette pierre venue rebondir sur son casque, lors d’une « explo », qui s’était détachée dix mètres plus haut sous le pied de Wapiti ! Les éboulis sont des éléments redoutables, craints des « sondeurs d’abîme » quand ils se situent au-dessus d’un puits qu’il faut descendre ; au « Lapin », l’éboulis était presque stabilisé, soudé par la calcite et ce glacis naturel était une aubaine. Néanmoins et malgré le nettoyage « en règle » du sol pentu, de petites pierres avaient échappé à la purge et ce fut l’une d’entre elles que Panthère heurta. « Alléluia ! » fit Renard.

 

 

Rémi « atterrit » sur le plancher pierreux, accueilli par un large sourire du boute en train. « Ah ! te voilà... ! fit le garçonnet. Bienvenu au club ! ». Le nouvel arrivant décrocha son rappel, tendit la corde puis se plaça à distance. « Suii-vannt ! ».

 

 

Ragaillardi par la présence d’un compagnon, le boute en train brûlait maintenant d’envie d’explorer les lieux. « On va donner un œil ? suggéra-t-il à son frère scout. – Et comment ! » répondit le cul de pat’. Les explorateurs pivotaient leurs têtes de droite et de gauche, avides de découvrir l’inconnu ; dans l’axe de la salle, parallèlement à la paroi du rappel, deux couloirs obscurs, de largeur conséquente (plusieurs mètres), s’enfonçaient quelque part sous la garrigue. « Une diaclase... ! Une diaclase creusée en puits ici... Regarde..., la salle se resserre là-bas ! – Quel côté on prend ? ». Rémi marcha jusqu’au mur opposé au rappel ; le sol, bosselé par endroits, était inégalement occupé de gravier, cailloux, pierres et rochers aux angles coupants et il ne s’y trouvait pas de concrétions. L’atmosphère était sèche et une poussière blanchâtre saupoudrait les cailloux. Toute la chaleur de la garrigue, tout le soleil de la basse Ardèche semblaient avoir été engrangés dans ce souterrain, presque clos tant le porche d’accès en était étroit. Il n’y avait pas de courant d’air perceptible. Au jugé, on estima à quatorze ou quinze degrés la température ambiante.  « Quatorze et demi ! décidait Mouche. – Puisque tu le dis ! ».** Les garçons brisaient le silence des cavernes en écrasant de leurs pas curieux le parterre rocailleux ; Mouche arpenta une sorte de butte chapeautée d’un énorme rocher, comme s’il s’agissait d’un belvédère d’où la vue serait plus plaisante ! Furet préféra inspecter la zone proche de la paroi du rappel – probablement avait-il, en floue dans son esprit, la préoccupation de la disparition du braconnier et sa chute dans cet aven... Il m’avoua, bien plus tard, qu’il ne pensait pas clairement à ce mystère sinistre. Peut-être qu’une intuition sourde, cependant, le conduisait vers cette légère dépression, en contrebas d’un amas de pierraille, à quelques mètres plus à droite du train d’échelles dont la base formait un « sac de boucles » métalliques au pied du puits. Il discerna alors des vêtements qui reposaient sur les pierres et ses vêtements étaient ceux... d’un corps humain. « Mouche, viens voir ! ». L’appel était lancé d’une voix cassée - Mouche me confia plus tard que ces trois mots le liquéfièrent : trois mots qui ne pouvaient dissimuler qu’un fait glaçant.

 

 

« Le braconnier ! – Le père d'Arthur ! » rectifia le cul de pat'.

 

 

Les garçons s’approchèrent du cadavre, lequel était couché sur le dos presque dans la position d’un homme endormi. Mouche se sentit soudain libéré de sa torpeur. Loin d’être effrayés, loin d’être tétanisés, les deux jeunes scouts furent saisis d’une sorte de paix intérieure, par procuration, car cette découverte du gisant mettait un terme définitif à la quête de l’Enfant Sauvage.

 

 

Étrangement, le corps paraissait presque intact, comme embaumé pour l'éternité.

 

 

Tout en haut, au bord du puits, le C.P. pestait en se battant avec son « Claudius Simon » dont la vis de sécurité ne voulait pas se décoincer pour permettre d’y passer la corde...

 

 

A suivre...

sur ce lien : Problème de conscience 

 

 

Lexique

 

 

Liquéfier : ce terme est utilisé ici au sens "familier" - "Être liquéfié", c'est perdre toute son énergie, toute sa force, comme soudain vidé de ses moyens... 

 

 

 

Références

 

 

*  Dans la première aventure des choucas :   Les Disparus de Baume Étrange

** La température d'une grotte :  sous terre, dans les cavités naturelles, la température est constante - elle ne varie pas quelle que soit la saison. Un léger "réchauffement", à peine perceptible par l'homme, peut être enregistré à une grande profondeur. C'est le cas dans le Gouffre Berger, dans le massif du Vercors, où le siphon terminal se situe à -1122m. Nos fidèles lecteurs découvriront le célèbre Gouffre Berger ("l'Everest des profondeurs") en compagnie de la patrouille des Choucas, dans leur troisième aventure (à venir) qui aura pour titre "Mission - 600"...

 

 

 

 

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



06/02/2019
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