Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 34

Roman feuilleton inédit de Rémi Le Mazilier © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

Un preux chevalier

 

 

 

 

Aigle, Renard et Furet s’interpellent du regard, chacun étant saisi d’une émotion paralysante. On guette le son qui peut venir de l’excavation-sarcophage mais le silence n’est rompu ni par des sanglots ni par des pleurs. Renard et Furet essuient une larme ; Aigle se retient. Rémi fait quelques pas prudents sur le côté pour tenter d’entrevoir le visage, ou tout au moins le profil du fils du braconnier ; le constat le stupéfait : ce garçon de quatorze ans, qui a perdu père et mère dans des conditions tragiques et qui, plombé par son deuil, s’est coupé de la société, garde un visage étonnamment calme, une expression forte, une assise inouïe faite de courage et de détermination. Détermination ? Oui, le cul de pat’ des choucas n’en doute pas un instant : le garçon du cabanon des Vignes accepte pleinement sa destinée, a choisi de perpétuer le don de la vie que lui à léguer son père qui l’a quitté trop tôt et sa mère qu’il n’a jamais connue. Cette soif de vie intense, en communion avec cette nature qu’il aime tant – sa garrigue –, n’est pas étanchée ; au contraire, il veut porter le nom du père avec fierté, continuer à respirer cet air embaumé de la garrigue, à courir les lapiaz, à poser les collets… Toutes ces pensées que j’évoque ici (et que Rémi me rapportera beaucoup plus tard) se sont révélées exactes par la suite et Arthur devait les formuler ultérieurement en se confiant à la patrouille. Déjà subjugué par ses qualités « d’enfant sauvage », le cul de pat’ découvre à présent avec une admiration sans borne cet extraordinaire force de caractère, cette énergie hors du commun alliée à une solide confiance en soi (n’a-t-il pas descendu le puits comme un « maître » ?), qui rend noble chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes et qui fait de ce petit homme un soldat qu’aucune adversité ne peut abattre.

 

 

Arthur est un preux chevalier ! 

 

 

Un choucas glisse le long de sa corde, dont Rémi remarque que la flamme frontale est plus souvent dirigée vers le bas, devinant que le spéléo tente de savoir ce qui se déroule loin sous ses pieds ; car le regroupement statique des trois becs d’acétylène à quelques pas du point lumineux de l’Arras sont éloquents : le camarade qui approche du fond de l'abîme ne peut que comprendre le tableau qui y est peint d'autant que le silence de mort qui accompagne ce moment est éloquent. Hier, tous les membres de la patrouille ont vu la dépouille du braconnier, le gisant solitaire de la crypte secrète, la momie du tombeau inviolé que Rémi va appeler « le mastaba de la garrigue ». Habituellement, les « rappels » des choucas sont  accompagnés de hurlements puérils, de « cris de patrouille » tant la manœuvre est excitante – pensez-un peu : « courir » à la verticale sur un filin à la manière d’une araignée ! Mais aujourd'hui, la descente se fait dans le recueillement. Le liturgiste Panthère touche le sol, signale son « arrivée » à ceux d'en haut, se défait de son mousqueton d’anneau de rappel, vient rejoindre ses frère scouts pour cette incroyable veillée funèbre. Arthur redresse un genou, laisse l’autre à même le pierrier, pose ses deux mains sur sa jambe en équerre ; l’on entend le froissement de sa veste en peau, le frottement du boîtier métallique de la pile sur ses hanches, les cailloux roulés par un pied. Il ôte son casque de mineur équipé de la frontale, le pose à ses côtés dans un geste lent comme lorsqu’on se décoiffe devant un corbillard qui passe. Un vague morceau de lumière se colle à sa silhouette, projetant sur la paroi son ombre portée en diagonale et donc déformée. Rémi me dira plus tard que cette posture, dans ce décor à demi obscur, lui a fait penser à l’image hiératique d’un preux chevalier s’inclinant devant son père mort au combat ou s’apprêtant à recevoir l’adoubement… Le cul de pat' a en tête une illustration de quelque « roman scout » où le récit de chevalerie fait bon ménage avec l'intrigue principale. Mais voilà, ce qui se déroule sous ses yeux n'est ni une fiction littéraire destinée à la jeunesse ni une scène de théâtre devant un feu de camp ! Un souvenir fugitif traverse son esprit : en un éclair, il se revoit, ce fameux jeudi de canicule où il poussait pour la première fois la porte au carreau cassé du local du 12 de la côte Saint-Martin, entrant dans une sombre et fraîche pièce voûtée « semblable à un mastaba », pressentant tout soudain qu'il s'agissait là de l'anti-chambre de l'aventure ! *

 

 

Combien dure ce singulier hommage au défunt ? Aucun des scouts n’a consulté sa montre. Un quart d’heure ? Davantage ? L’enfant de la garrigue se dresse sur ses deux jambes, tire à lui le casque par le câble en caoutchouc qui le relie au boîtier d’alimentation, le pose sur sa crinière de lion, tourne la tête vers le groupe figé dans un mutisme respectueux. Sa petite voix s’extrait de son gosier alors que, éblouis par le projecteur de sa frontale, les trois spéléos ne voient qu’une ombre vivante : « Vous pensez qu’il a souffert ? ». Le C.P. s’approche de l’enfant, spontanément imité par ses scouts et tente de le rassurer : « Tu sais…, avec une telle chute, la mort est forcément immédiate, surtout sur les pierres… - Son corps est intact : il a dû être assommé mortellement…, opine Renard. – Vous croyez vraiment ? ».

 

 

 

 

Renard et Aigle entreprennent l’un après l’autre la remontée à l’échelle, assurés par Mouche ou Wapiti. Ces deux derniers garçons descendent à leur tour. L'infirmier de la patrouille du Choucas examine attentivement la dépouille, relevant avec satisfaction que le visage momifié, dont les paupières sèches ferment les orbites, ne porte pas un masque de douleur, incroyablement marqué d'une empreinte paisible. Arthur remonte de l’excavation, se transporte d’un pas alerte au lieu où le chien Voyou repose, s'accroupit près de l'épagneul décharné. Les choucas attendent une décision de l’enfant sauvage. Ses nouvelles paroles surprennent par un pragmatisme inouï ; s'étant redressé : « On fait quoi, maintenant ? ».

 

 

 

 

Rémi sera le dernier à rester aux côtés d’Arthur ; le reste de la patrouille est rassemblé sur le « glacis » qui surplombe le gouffre, prête à assurer le garçon de la garrigue. Celui-ci s’encorde « dans les règles », confectionnant un nœud en huit avec dextérité aussi aisément qu’un spéléologue chevronné. « Tirez ! » lance le cul de pat’, ses mains en porte-voix en direction « du ciel », de ce ciel éternellement noir, sans nuages et sans jour. Arthur ne sait pas comment s’y prendre avec l’échelle de câble – c’est une technique obligée qu’il lui faut apprendre. « Tu ne montes pas en posant les pieds devant mais en mettant les talons par derrière et c’est tes mains et tes bras qui maintiennent l’équilibre. Ne tire pas sur les bras mais pousse avec les jambes sinon tu seras vite fatigué… ». Chaque échelon n’a de place que pour un pied ou une main, il faut donc harmoniser les gestes de tous les membres : un bras avec une main sur un barreau, une jambe qui « pousse » du talon vers le bas et une autre qui enchaîne l’action. Après quelques mètres d’ascension hasardeuse, Arthur-le-doué effectue à merveille le mouvement. « Il ferait un super spéléo ! » pense le cul de pat’. La corde d’assurance forme une boucle : « Du dur ! » hurle Furet à l’adresse de l’équipe d’assurance. Puis : « Ne laisse pas la corde se ramollir ! Tu dis ‘du dur’ quand la corde a du mou et ‘du mou’ quand elle est trop tendue ! – Oui ! J’ai compris ! » réplique le novice avec le ton d’un élève qui ne veut pas qu’on le prenne pour un maladroit. La montée est lente mais « propre ». Progressivement, le cul de pat’ se trouve isolé dans le « mastaba », se sentant envahie par l’émotion d’un explorateur sans compagnon et confronté à une présence mystérieuse dans un endroit sinistre – un « tombeau » oublié !  La flamme de son acétylène disperse sa lumière dans la vaste salle rocailleuse, plus lugubre que jamais, se diluant dans la nuit minérale. Il lui semble percevoir des fantômes blafards danser dans le chaudron de la mort. Sur la paroi éloignée opposée à celle de l'échelle, les ombres portées, mouvantes, des rochers du « belvédère », dessine une frise dantesque au moindre de ses déplacements. Les galeries inconnues qui s’enfoncent de part et d’autre de la diaclase, chemin obstrué par le noir total, se rappellent à lui : et si des voix indistinctes surgissaient de ces couloirs obscurs ? Et si des bruits de pas se mettaient à résonner dans ces corridors de l’enfer ? Quelques autres idées saugrenues, effrayantes, l’assaillent… Il imagine que le chien se mette à grogner depuis sa couche de pierraille, que les cailloux du « sarcophage » se mettent à bruire sous l'effet de quelque mouvement, que le mort se mette à remonter de l'excavation… Une panique contenue l’envahit ; il s'efforce de reconstruire mentalement ce qu’est, en fait, l’espace où il se trouve – se convaincant qu’il est bien le seul être humain à respirer l'air de cette salle souterraine. Quant aux fantômes, ça n’existe pas ! se persuade-t-il. Tout cela est absurde car il ne faut pas craindre les morts - mais le jeune garçon aime se faire peur ! Puis il se ravise, se tance, se replaçant dans la réalité du moment, se met un point d’honneur à faire face à ces terreurs de fantaisie… Le point lumineux de l'Arras se balance à plus de vingt mètres au-dessus de lui, jetant ses éclairs blancs sur la paroi grise. L'Enfant Sauvage demeure invisible mais son ascension fait vibrer légèrement le train d'échelles jusqu'à sa base, à deux mètres de Furet Rêveur. Le cul de pat' fixe désormais son attention sur la verticale du puits que grimpe le jeune Arthur, réconforté par ce contact indirect qu'établit le train d'échelles avec le « preux chevalier ». Cette étonnante proximité qu'une échelle de câble ou corde de rappel parvient à conserver d'un bout à l'autre malgré l'éloignement à la verticale a toujours enchanté Furet Rêveur ! La vie d'un camarade, sa respiration, les palpitations de son cœur imprègnent une corde, courent sur un train d'échelles quelle que soit la distance qui nous en sépare; c'est magique ! Au monde minéral figé, au monde du silence absolu, à l'empire des ténèbres, le filin de nylon ou le train d'échelles métalliques « habités » opposent une présence amie bien vivante, chaleureuse, à laquelle le jeune Rémi est particulièrement sensible.

 

 

 

Le retour au camp se fait dans un silence presque joyeux… Des oiseaux annoncent leur présence ici et là de part et d’autre de la route où le crissement des pneus de vélos et les vibrations chaotiques de la Rosalie prennent le dessus. L’Enfant Sauvage, à présent « apprivoisé », est le passager de la carriole qui transportent aussi les sacs et les cordes; assis face à la route, les deux mains accrochées aux montants, son visage serein projette ses yeux noirs sur un avenir nouveau. Toute la patrouille est consciente qu’elle vient d’accomplir ce jour-là la plus belle « B.A. » collective qui leur ait été donnée de réaliser ! Plus de cinq heures se sont écoulées depuis le zénith et une brise légère (venue du sud-ouest, elle prépare un changement de temps), secoue les feuillages des chênes verts et des buis. A la sortie de l’aven du Lapin, on a discuté du « plan à suivre » pour le reste de la journée. Le C.P. et l'un de ses scouts se rendront au village pour prévenir l’abbé Pradel. Après ? Les autorités seront alertées et on suivra les instructions officielles. D’un commun accord, on a invité le fils du braconnier Grégoire à demeurer au camp… L’enfant de la garrigue a acquiescé d’un sourire discret, sans mot dire, sa figure resplendissante d'un bonheur nouveau, tant ce jour a restauré sa jeune vie…

 

 

A suivre...

                sur ce lien

 

 

 

Lexique

 

Hiératique :  (rappel) solennel, conforme à un cérémonial, ici à la tradition chevaleresque telle qu'illustrée dans les images

Tancer : (rappel) réprimander

 

 

 

Références

 

 

* Dans la première aventure des Choucas "Les Disparus de Baume Etrange"

 



07/04/2019
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Nature pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 73 autres membres