Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 33

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

La délivrance

 

 

 

 

 

« Tu veux un chandail ? » propose Panthère. Arthur fait non de la tête, suscitant l’admiration des scouts devant ce garçon aux jambes nues, déterminés à s’enfoncer dans le chaudron du diable simplement vêtu d’une chemise de coton et d’une tunique en peau de chèvre, d'une culotte courte. Il franchit le soupirail sans la moindre difficulté à la suite du C.P., « comme une lettre à la poste ! » observe Mouche. A l’intérieur, Aigle l’équipe d’un casque muni d’une lampe frontale électrique « de mineur », une Arras issue de la collection de matériel de la patrouille. Ce système d’éclairage est peu utilisé par les choucas : l'énorme pile Wonder de 9 volts qui l'alimente est encombrante, lourde et onéreuse. Cependant, pour certaines explorations (notamment « avec » cascades) ou travaux souterrains, cet éclairage présente quelque avantage, raison pour laquelle Wapiti avait placé les « Arras » dans un sac « à matos » pendant les préparatifs du camp. Aigle a désigné Furet et Renard comme premiers accompagnateurs d’Arthur sur le lieu funèbre. Le C.P. et Wapiti, assistés de Panthère et de Mouche, « treuilleront » leur spéléo novice. En fait, il va s’agir de l’encorder à la taille et de le laisser glisser lentement le long de la paroi verticale, avec le train d’échelles comme main courante. Renard et Furet, depuis le fond, veilleront au bon déroulement de l’opération. Le C.P. et un autre choucas rejoindront le trio afin que deux garçons demeurent comme équipe d’assurance en haut du puits, lesquels descendront à leur tour quand deux autres seront remontés – Aigle tient à ce que tous puissent vivre le moment important, vraiment extraordinaire, que la patrouille libre de Saint-Ange-sur-Rhône va connaître aujourd’hui. A nouveau, le C.P. a différé sa visite au père Pradel ; l’urgence est que le jeune Arthur soit mis en présence de la dépouille de son père qui n'est pour lui, jusque-là, qu’un fantôme de souvenir... Tous les membres de la patrouille sont convaincus que c’est bien ainsi que les choses doivent se faire ! L’importante décision a été prise autour du feu du camp, après la conversation avec le jeune orphelin,  dans une sorte de bref « conseil de patrouille » improvisé. Une prière a été dite pendant laquelle l’enfant sauvage s’est éloigné, non pour afficher quelque hostilité à la piété des scouts mais plutôt par pudeur, par respect pour ce qui s’apparentait à un rituel où il estimait ne pas avoir sa place. Aigle a voulu cette prière d’intercession pour que Saint Georges, le patron des scouts, bénisse leur action dans cette délicate affaire. Arthur avait écouté les révélations d’Aigle sans broncher, avec une attention respectueuse, une émotion contenue mais qu’on sentait intense ; oui ! l’enfant de la garrigue, le pauvre garçon du cabanon des Vignes a pensé, à ce moment, que la Providence a conduit la patrouille du Choucas sur les traces de son père ! Dès cet instant, il a vu chez les scouts de Saint-Ange non plus des ennemis mais des alliés, une confrérie de jeunes chevaliers en charge d’une mission sacrée : retrouver son père.

 

 

Rémi « fait son rappel » à vitesse « grand Vé », provoquant quelques brûlures sur la paume de ses mains nues car il a oublié ses gants « de manutention » au camp. « Bien fait ! » va lui dire Renard, qui reprochera au cul de pat’ sa cavalcade verticale imprudente. « Pardon ! lui répondra Furet Rêveur. – C’est à tes mains qu'il faut demander pardon, gros benêt ! ». Un rapide coup d’œil sur les dépouilles momifiées puis les deux garçons lèvent le nez en l’air pour assister, vivement intéressés, au « baptême spéléo » de l’enfant de la garrigue. Arthur, frêle silhouette suspendue au filin qui est invisible dans toute la partie supérieure du puits, totalement mangée par le noir, glisse avec régularité et sans heurts face à la paroi calcaire, sa loupiote électrique à lumière blanche et au faisceau concentré marquant la roche de sa course lumineuse ; par instant, l’œil du cyclope se dirige vers le bas et tente de scruter le fond du gouffre par des œillades imprécises... L’enfant sauvage ne touche pas aux échelles et paraît aussi à l’aise dans le vide que sur les lapiaz de la garrigue ! Il tient à l’écart la paroi urgonienne en lui donnant régulièrement des coups avec le plat de ses godillots, semblant effectuer la chose aussi habilement qu’un mousse aguerri se déplace sur les cordages d'un voilier de pirates. « C’est à se demander si... ? ». Renard considère Furet, devinant le fond de sa réflexion : Arthur réagit non comme un vieux loup de mer mais comme... un vrai spéléo. Une idée les titille tous deux : ce qu’on est bêtes, nous, les choucas de Saint-Ange ! C’est bien sûr que le garçon du cabanon des Vignes ait forcément déjà descendu sous terre ! Il a grandi ici, à deux pas du canyon de la rivière Ardèche, au cœur du plateau karstique, courant les lapiaz comme un gamin de la ville court les caniveaux...

 

 

« Aa-rrii-véé ! hurle Renard à s’en faire péter les cordes vocales. – O.K. ! » répond la voix rapetissée du second. Arthur a pris pied sur le sol aux pierres brisées. Alors que Rémi s’en approche pour l’aider à se défaire du « nœud de huit », le garçon du cabanon des Vignes s’en ai déjà libéré... Ses gestes sont précis, rapides, sûrs. Furet et Renard se causent avec le regard : il est habile et doué ce gamin ! se disent-ils en toute confidence. Arthur quitte aussitôt la verticale du filin en nylon de son « treuillage » et vient se ranger près de Rémi. La corde de rappel, de l’autre côté du train d’échelles, commence à vibrer et une flamme d’acétylène joue au feu follet dans le plafond ; c'est Aigle qui descend. Les quatre scouts-spéléos ont parfaitement accompli la délicate opération de « treuillage », usant d’un mousqueton à vis Claudius Simon fixé à une élingue attachée autour d’une solide stalagmite. Passée dans cette « poulie fixe », la corde attachée à Arthur était maintenue de concert par trois choucas tandis qu’un quatrième (Mouche) supervisait la progression verticale, la tête penchée sur le puits. La manœuvre a été réfléchie, coordonnée, précautionneusement exécutée par la patrouille. Avec une certaine facétie, Mouche dira par la suite : « Facile ! Vous aviez un ‘poids léger’ au bout du fil ! ». Le C.P. reconnaîtra que, de fait, le corps si frêle du garçon de la garrigue leur ôtait tout mérite !

 

 

La corde crisse dans les hauteurs du gouffre et les cailloux font entendre leurs jérémiades sous les pieds des trois garçons rassemblés dans le chaudron. Arthur semble gêné pour la suite : où doit-il se rendre ? Où sont les corps ? Il pose sur les scouts ses yeux noirs qui étincellent dans la lumière des acétylènes, stoïque. L’enfant reste d’une étonnante sérénité, maître de ses émotions dont on ne peut douter qu’elles soient douloureuses. On dirait qu’il ne veut pas précipiter les évènements, qu’il veut éviter d’embarrasser ses compagnons. Rémi s’interroge : faut-il attendre le C.P. ? La raison lui répond : plus rien ne doit s’opposer à ce que le garçon du cabanon des Vignes ne retrouve son père et leur chien. Les dépouilles lui appartiennent désormais et la mission que la Providence a dévolue à la patrouille du Choucas s’achève maintenant.

 

 

– Voyou est là ! dit Renard, en désignant un endroit de la salle demeurée dans une épaisse pénombre au-delà de la corde de rappel.

– Ton père est ici ! fait Rémi, en tendant le bras droit vers la dépression dont la lumière des acétylènes n’atteint pas l’intérieur.

 

 

Arthur écrase de ses pas le sol aux bruit de cristal, trois mètres le séparent de la dépouille du braconnier Grégoire, encore invisible dans sa fosse naturelle où se tasse un reste de ténèbres. Il laisse glisser ses pieds sur la pente de pierres instables, le rond lumineux projeté par sa frontale se pose sur le fond de l’excavation. Les deux scouts restent instinctivement en haut de la dépression, par déférence envers l’orphelin... Debout, Arthur examine le corps momifié, faisant aller et venir plusieurs fois le faisceau de sa frontale sur la dépouille, puis il s’agenouille près du corps en provoquant un nouveau crépitement minéral sous le poids de ses genoux et par le mouvement de ses pieds. Les deux scouts le voient poser ses mains à plat sur le bras de l’homme endormi pour l'éternité...

 

 

Le contact brutal d’Aigle avec le sol rompt le silence macabre. « Ça va ? » interpelle le C.P. Devant ce tableau explicite, le chef scout fait immédiatement silence. « On peut y aller ? » crie une voix venue d’en haut. « Ouiii ! » répond Aigle, avant de se déplacer à pas feutré (pour autant que faire se peut), en direction du duo immobile. Foutus cailloux ! La pierraille ne respecte rien et le C.P. doit marcher sur le sol comme sur des œufs. Le chef des choucas s'aligne sur ses scouts, unit les mains sur son ventre comme on le fait quand on veille un mort.

 

 

Deux minutes s’écoulent, silencieuses... Le couinement discret, feutré, qui hante le vide du grand chaudron, issu d'un nouveau « rappel », ne fait qu'accroître l'absence de bruit caractéristique au monde des cavernes quand il n'y a pas de rivière souterraine ou d'écoulements de condensation. Curieusement, le silence des cavernes prend de l'ampleur quand l'espace est vaste ! Soudain, née du creux de l'excavation funèbre, une voix, claire, cristalline, d'une pureté onirique :

 

 

« Papa ! »

 

 

C'est l’enfant sauvage qui vient de parler.

 

 

A suivre...

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Lexique

 

 

Arras : Jusque vers la fin des années "soixante" (1969/70) la lampe de mineur frontale électrique, fabriquée par la société Arras-Maxei (située à Monchy le Preux dans le Pas-de-Calais), était couramment utilisée par les spéléologues. Le matériel, solide, inusable, donnait entière satisfaction, surtout commode en milieu mouillé (où la flamme de l'acétylène est régulièrement éteinte!), ce système d'éclairage le disputait à la lampe à carbure, cette dernière étant beaucoup plus économique et dispensant un éclairage plus spacieux... La frontale dispose de deux ampoules: une "veilleuse" et un "phare" à grande portée. Elle est alimentée par pile ou avec des accus rechargeables.

Stoïque : impassible, ne laissant pas voir de sentiments.

 

 

 

 

 

 

 

   

 



27/03/2019
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