Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 35

Roman feuilleton inédit de Rémi Le Mazilier © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

Yug

 

 

 

« Préparez-nous un dîner consistant ! commanda le C.P. – Gargantuesque ! » surenchérit Wapiti. Mouche maugréa : « Avec ce qui reste dans le garde à manger, ça sera pas coton ! ». Des œufs, quelques tomates et courgettes… « Et des boîtes de corned-beef ! – …Avec de la Vache qui rit. – Pas rigolot ! ». De fait, le repas du soir posait problème, en tout cas pour ce qui était d’en faire un repas pantagruélique ! Il était temps de se soucier des provisions. « Demain, corvée de courses à Bourg ! Enfin, si les évènements ne nous retiennent pas sur le plateau… – On pourra acheter un lapin chez… – …Et trouver un nouveau terrier sans fond ? ». Les bavardages relatifs à l’intendance égayaient l’atmosphère ; rien n’est plus apaisant que de discuter de la « bouffe » ! Mouche promit un « succulent rissolé courgettes-tomates-thym-romarin » (herbes ramassées sur place), enrichi de corned-beef. Arthur, silencieux dans un coin de la clairière, assis sur un rocher à l’écart du groupe, avait entendu la conversation. « J’ai des collets à relever ! » annonça-t-il depuis son siège de pierre. Tous les regards se portèrent sur l’Enfant Sauvage qui ne laisserait pas de surprendre. Le seigneur de la garrigue se leva et s’approcha des scouts. « J’ai posé des collets près de la ruine du Bois aux Fées… Je peux aller voir ce qu’ils ont donné - si vous me prêtez un vélo. » La proposition enchanta Mouche et le maître-queux dont le C.P. tempéra aussitôt les enthousiasmes : « Merci beaucoup Arthur, c’est très gentil à toi ! Mais pour ce soir, c’est râpé… On a tous besoin de se mettre à table au plus tôt; mes scouts sont affamés. Mais si tu amènes du gibier, ça fera un excellent plat de résistance pour demain ! – D’ailleurs, c’est meilleur faisandé! déclara péremptoirement le second cuisinier. – Si tu te sens de partir maintenant aux Fées, pourquoi pas ? Je te suggère d’être accompagné par l’un de mes scouts, si ça peut t’être agréable ? – Moi, je veux y aller ! s’écria Mouche. – Et tes courgettes, Moustique ? objecta Wapiti. – Je préfère y aller seul ! » rétorqua l’enfant sauvage. Le benjamin se pinça les lèvres, déçu. Selon toute évidence, Arthur aspirait à retrouver au moins pour un temps cette solitude qu’il affectionnait ; les faits de la journée avaient provoqué un tel bouleversement dans son univers intérieur, le ramenant brutalement à une vie sociale qu’il avait reniée six ans plus tôt, en s'appropriant la garrigue pour territoire exclusif et en choisissant le mutisme pour bouclier… S’échapper un moment du camp des Choucas et de la patrouille volubile, ne plus être l’objet de la constante bienveillance des scouts, s’évader du groupe qui venait de l’intégrer, paraissait une réaction naturelle qu’il fallait accepter.

 

 

« Attends, je vais le faire ! » décréta l’enfant de la garrigue. Wapiti céda la place au maître du Feu, qui construisit la pyramide vouée aux flammes entre les grosses pierres du foyer. La patrouille était dispersée sur la clairière, les uns vaquant à leur tâche, le C.P. et Panthère se préparant à partir à Bidon, mais le geste d’Arthur n’échappa à personne : la volonté du garçon, qui n'était plus sauvage, de contribuer aux « corvées » ou seulement de démontrer son savoir-faire, était source de franche satisfaction pour tous les choucas. Comme pour le PDDM, Arthur frictionna ses deux petites pierres et embrasa le bout d’étoupe qu’il avait déposé dans le foyer. Mouche, qui se campait près de la « fontaine » pour laver les légumes, cria avec sa voix de soprano : « Hé ! Arthur ! Tu peux prendre mon vélo…Je te le prête ! ». L’initiative était bonne : le maître du Feu, « du haut de ses quatorze ans », avait en fait la taille d’un garçon de douze et donc la bicyclette du benjamin lui conviendrait parfaitement. D’un vol de mouche, l’assistant cuisinier se transporta de la fontaine au « parc à vélos » situé en lisière de bois et amena la bicyclette en la tirant jusqu’au foyer, le visage éclairé non par les flammes encore riquiqui mais d’un large sourire de bonheur – pensez-un peu : le boute en train des Choucas était gratifié de l’insigne honneur de voir son cheval de fer « monté » par le maître du Feu ! Que lui paraissaient lointaines ces journées mémorables où la « bête » de Wapiti, nouveau monstre des Cévennes, venait perturber leur paradis ! Que lui semblait dérisoire sa « grande colère » contre le profanateur de la gourde vieille de quatre mille ans ! Et sa rage après la mise à sac de la réserve, le hold-up sur les saucissons « pur porc » et la miche de pain, que l’assistant cuisinier avait qualifiés de « crime »..., comme tout cela lui semblait désormais « petit », indigne ! Le pauvre Arthur avait eu faim, avait été mal nourri ou en tout cas maltraité et sa fugue était justifiée ! Sur l’instant, Mouche imagina le garçon de la garrigue errant le ventre creux entre buis et chênes verts, à la recherche de baies sauvages ou espérant quelque prise de gibier dans ses collets… Et lui, lui, Mouche, nourri à satiété (avec des plats mijotés), confortablement installé la nuit sous une toile de tente La Hutte, couché sur un matelas pneumatique (qui restait bien gonflé jusqu'au matin), n’avait eu de cesse de pester contre l’Enfant Sauvage qui dormait sous les étoiles et sur du dur, « dans la nuit fraîche » des collines rocailleuses (« fraîche » était une vue de l'esprit car en ce temps de canicule...) ! Le C.P. apporta une grande besace (d’un surplus militaire) extraite du marabout : « Ça te sera utile si tu ramasses du gibier ! ». L’enfant gagna la route à pied, la bicyclette à la main car le sol de la clairière n’aimait pas les pneus délicats. Mouche l’y accompagna, très fier de s’acoquiner (du moins, c’est l’impression qu’il avait) avec le Seigneur de la garrigue. « Tu sais, lui confia-t-il, ça me fait vraiment plaisir de te prêter mon vélo ! ». Arthur esquissa un sourire en regardant de côté le benjamin. Au centre de la clairière du Lion, Wapiti commentait : « Je sens qu’ils vont bien s’entendre tous les deux ! ».

 

 

« Tu crois qu’il va revenir ? ». La question de Mouche au C.P. rentré du village était angoissée. C’est que le benjamin de la patrouille s’était pris d’une réelle affection (peut-être compassionnelle) pour l’enfant ex-sauvage. A huit heures, le fils du braconnier Grégoire n’était toujours pas là, le repas cuit, les estomacs dans les talons et les corvidés dans la muraille. « On se met à table ? » enjoignit le cuisinier Renard avec un point d’interrogation qui ne trompait personne. Les couleurs avaient été descendues dans les règles au retour du duo Aigle-Panthère. Les six choucas de Saint-Ange ne pouvaient se défaire d’une appréhension : Arthur leur ferait-il à nouveau faux-bon ? Le C.P. exprima des craintes plus précises : le traumatisme de la journée, avec la descente dans l’aven pour y voir la dépouille de son père disparu six années plus tôt, ne l’aurait-il pas anéanti – à retardement ? Mouche et Furet objectèrent à cette sombre idée que le jeune Arthur avait vécu fort courageusement cette dramatique situation et que, s’il ne revenait pas, ce serait plutôt parce que « sa garrigue » le retenait !  On savait qu’il avait fait du dolmen son « gîte », qu’il était capable de préparer « vite fait » (Mouche) un lapin au feu de bois… Wapiti y alla de sa gentille perfidie : « Il préfère le silence du plateau aux 'chjakassements' de Mouche ! ». Rires complaisants de quelques-uns, sourire gêné de Rémi, moue rebelle du benjamin. Regrettant son lazzi, le second de pat’ posa amicalement une main sur l’épaule de Mouche, lequel fit semblant de ne pas être vexé. Après le bénédicité dit par Wapiti, dans lequel le second de pat' s'était étendu sur la joie commune d'avoir pu effectuer une splendide bonne action, la patrouille fit cercle autour du foyer dont les flammes entretenaient le souvenir de l'enfant de la garrigue. Le C.P. se répandit en détails sur la rencontre avec l'abbé Pradel; par chance, leur aumônier était bien au presbytère en ce début de soirée. La nouvelle de la découverte du Lapin sidéra le prêtre; jamais il n'avait envisagé un tel dénouement - en tout cas dans le cadre des activités de ses scouts de Saint-Ange. De nombreux spéléologues, en son temps, avaient fouiné sur les collines, arpentant les vallons, bousculant la végétation, furetant au pied des murailles, en vain... Evidemment, le curé de Bidon évoqua l'affaire du garde-chasse Marzal et de son chien mais, dans le cas de Grégoire, c'était l'inverse dont il s'agissait avec la disparition non du garde-chasse mais du braconnier ! Quant à l'hypothèse criminelle, il la rejetait spontanément vu l'étroitesse du goulot d'accès et la difficulté à pénétrer dans l'aven - un assassin avait dix autres cavités dans les parages, ou crevasses où il aurait pu se débarrasser aisément des corps. Non, assurément, ce ne pouvait être qu'un accident ! Puis l'abbé Pradel s'était félicité des initiatives heureuses de la patrouille, grâce auxquelles le fils de Grégoire pût s'approcher de son défunt père en toute quiétude. L'aumônier approuva également l'hospitalité que les scouts libres offraient à l'enfant du cabanon des Vignes; il se chargerait dès le lendemain d'en prévenir l'Assistance Publique. Quant au couple de la ferme du Pendu, il ne perdrait rien pour attendre : les sanctions de l'Administration les frapperaient sans appel. Le curé de Bidon pensa à des spéléologues, demeurant à Bourg-Saint-Andéol et à Saint-Remèze, susceptibles de remonter le corps avec l'aval des gendarmes. L'abbé Pradel prévint son collègue le père Regourdol (curé de Bourg-Saint-Andéol, je le rappelle) spéléologue expérimenté, pour qu'il prît ses dispositions pour aménager son emploi du temps du samedi, grosse journée paroissiale où les confessions et préparatifs de la messe dominicale seraient entièrement dévolues à son vicaire afin qu'il pût participer à l'étrange exhumation. « Grégoire sera inhumé au cimetière du village dans la tombe où repose son épouse. – Ensuite ? Que va devenir Arthur ? se soucia le benjamin. – Je l’ignore… Mais on peut penser que l’abbé Pradel va négocier quelque chose avec l’Assistance Publique : il s’est bien déjà occupé du gosse ! Il pense qu’Arthur a un potentiel intellectuel formidable et qu’un nouveau placement dans une ferme ne serait pas dans son intérêt… Il était bon à l’école ! – Oui ! Peut-être qu’il pourra reprendre des études… Mais, bon ! Tout ça ne nous concerne pas vraiment… – Si déjà ‘on’ nous le laisse pour le camp, ce serait magnifique ! déclara Panthère. – Chic ! L’Enfant Sauvage, cul de pat’ des Choucas ! jubila Mouche. – ‘Yug’ lui conviendra à merveille comme totem ! avança Rémi. – Heu…, bon ! Déjà, il faudrait qu’il ‘nous’ revienne ! » conclut le C.P.

 

 

Wapiti raclait le fond de la « marhut », où le rissolé s’était fait accrocher, quand le Seigneur de la garrigue pointait son nez (et son vélo) à la lisière de la clairière, sur le bout de chemin qui conduisait à la route départementale. La pénombre du crépuscule gommait les détails de la silhouette mais la démarche nonchalante du garçon contrastait avec les craintes qui venaient d’habiter la patrouille. De hautes flammes, ravivées par Mouche et Furet, commençaient à illuminer le centre du camp, projetant ses miettes incandescentes dans le ciel qui s’éteignait. Arthur coucha la bicyclette à quelques mètres du foyer et se délesta de la lourde besace qu’il portait en bandoulière. Quatre choucas se levèrent et toute la patrouille gardait les yeux sur le sac de toile, gonflé du gibier du jeune braconnier. Arthur laissa choir la besace devant le groupe, avec une expression du visage à première vue neutre mais teintée d'une touche de fierté sous-jacente. Il ne dit mot. Mouche se leva, se précipita sur le sac et l’ouvrit ; il en sortit un lapin de garenne et un énorme lièvre (je dois vous dire, cher lecteur, qu’aucun des choucas hormis le « paysan » ardéchois Wapiti, ne savaient identifier l’un ou l’autre). « La chasse » avait été excellente ! « Quel as ! ce Yug ! » s’exclama Mouche. Devant la mine surprise d’Arthur (qui ne comprenait pas qu’on l’affublât de cet étonnant sobriquet), le C.P. lui en expliqua la raison ; ayant parfaitement compris cette « parenté » fictive, le garçon de la garrigue s’exprima par un discret sourire en coin. Le boute en train, qui croyait opportun d’enfoncer le clou, lança à Arthur cette amusante invitation : « 'Yug'… C’est un roman formidable ! Il faut que tu le lises ! ».*

 

 

A suivre...

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Index

 

Lazzi : moquerie, propos railleur

Marhut : (langage scout) grande casserole sans manche avec un couvercle

 

 

 

Référence

 

* Yug :  (rappel) roman écrit par Guy de Larigaudie (1908-1940) mettant en scène un jeune garçon de la préhistoire qui apprend par lui-même à survivre sans sa famille. Première édition par J. de Gigord, collection "feu de camp" 

 

          

 

 

 

 


          

 



16/04/2019
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