Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 36

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

La cape de Saint Martin

 

 

 

 

« Tiens, c’est pour toi ! » Mouche avait pris le soin de mettre « de côté » une gamelle de « rissolé de courgettes au corned-beef ». Arthur s’accroupit à deux pas de l’âtre tel un indien d’Amazonie et se jeta sur le récipient tendu par le benjamin. « Hé ! Attends ! Faut le faire réchauffer ! ». L’enfant de la garrigue regarda de côté l’assistant cuisinier avec ses yeux d’anthracite comme pour dire « J’ai trop faim, excuse-moi, mais je dévore… ». Rémi offrit un quart d’eau au garçon-chasseur, qui le vida d’un trait tout en gardant sa gamelle dans la main gauche. Au fond, toute la patrouille était satisfaite d’assister enfin à un déploiement de réactions ordinaires chez un garçon qui leur paraissait jusque-là d’un autre monde, un petit surhomme hors de leur univers… Arthur était affamé, avait soif, avalait bruyamment le plat de Mouche, toujours accroupi à la façon des Jivaros tels qu’on les peut voir sur des photographies d’un livre de Lewis Cotlow, explorateur américain cinéaste et photographe dont le cul de pat’ avait dévoré un ouvrage « Les coupeurs de tête de l’Amazonie »*. Tout, dans le physique du « boumian de Bidon », évoquait un petit Jivaro exceptée sa crinière de lion bien différente de la coupe « au bol » des petits indiens ! Son visage et ses jambes nus, ses mains, étaient encore souillés de la terre et de la poussière de l’aven du Lapin. Les six scouts communièrent dans un étrange silence, les yeux posés sur « l’enfant sauvage » qui, décidément, ne se défaisait pas totalement de cette image pittoresque qui avait tant plu au cul de pat’ et à Mouche. Ces deux garçons l’aimaient bien ainsi ! L’un et l’autre se disaient en eux-mêmes qu’il eût été dommage que le fils du braconnier se départît de cette « aura » de petit sauvage…

 

 

Le soir était avancé. La couleur du ciel se fonçait et les étoiles s’allumaient. D’ici peu, le disque lunaire monté de l’est viendrait éclairer le camp, projetant sur la prairie des ombres en forme d’arabesques, soulignant les contours du rocher du Lion avec une bordure argentée, presque aussi éclatante que du magnésium en feu. Wapiti jeta une petite bûche dans le foyer pour achever la veillée. Pas de conte ce soir, encore moins de « théâtre » ! La journée avait distribué aux scouts son lot de « divertissements ». Le « clou » de cette veillée pas comme les autres fut la « prestation » de l’enfant sauvage quand il éviscéra son gibier. Selon le petit braconnier, les proies s'étaient laissées piéger durant la journée ; la souplesse des petits corps meurtris et leur température en attestaient. Lièvre et lapin de garenne furent suspendus à la branche d’un chêne vert pour ce travail de boucherie ou plutôt de chasseur, dont le « boumian » s’acquitta avec dextérité. Mouche s’était empressé de lui prêter son « poignard scout » pour éventrer le gibier, une belle lame de treize centimètre et demi (le benjamin insistait toujours sur le « et demi »), parfaitement aiguisée. Arthur expliqua qu’il fallait ne pas écorcher les bêtes ce soir : leur fourrure facilitait la conservation. A sa demande, le C.P. coupa un vieux sac de jute en deux morceaux pour en envelopper le gibier ; celui-ci fut soigneusement empaqueté, les « outres » ainsi formées nouées avec de la ficelle. Wapiti eut une idée de génie : descendre le gibier au fond de l’aven du Squelette, pour le mettre dans un milieu frais – la température nocturne en surface étant celle d’un été sans concession et la « glacière » désormais dépourvue de glace. La patrouille se rendit sur le lapiaz où s’ouvrait l’aven ; la clarté lunaire commençait à blanchir le calcaire et à modeler les aspérités. Deux acétylènes furent mises en service, portées par les casques de Rémi et Wapiti. Sur les lèvres du gouffre, Arthur décida : « Je descends ! ». Lièvre et lapin accrochés dans leur « outre » à la ceinture, un rouleau de ficelle dans une poche, le garçon de la garrigue, correctement « assuré » par Aigle, gagna en un éclair le fond du puits ; il maîtrisait parfaitement la technique de « l’opposition » à tel point que la fuite rapide de sa frontale d’acétylène (casque prêté par Rémi), surprit toute la patrouille… Une petite voix commentait, sur le bord de l’aven : « Quel as, ce Arthur ! » (vous l’aurez deviné : c’était ici l’expression de l’admiration sans bornes du benjamin des Choucas). Dans la partie la plus fraîche du gouffre, Arthur disposa une sorte de cordon d’étendage, les extrémités en étant nouées à un chevron d’étayage et une aspérité de la paroi ; il accrocha le gibier de telle sorte qu’il ne fût pas en contact avec les parois – il s’agissait de protéger la viande d’éventuels prédateurs qui, à cette profondeur, ne pouvaient être que des insectes. « De toute façon, ils sont bien enfermés dans la toile ! » avaient fait observer Mouche. Il fut décidé que le lendemain serait rôti le lapin et « boucané » le lièvre - pour plus tard.

 

 

Le C.P. s’apprêtait à construire dans le marabout un « matelas » végétal avec des branchettes de buis, qu’il destinait à leur hôte. Arthur se raidit, révélant qu’il préférait aller dormir au dolmen où il y avait déjà « sa » couchette. Les choucas se souvenaient de leur dernière visite au tombeau mégalithique sur la piste de leur « grand jeu » à la Sherlock Holmes. Oui, l’enfant sauvage y avait sa chambre à coucher, son refuge, son petit domaine à lui… « Le dolmen-est-ton-domaine ! » se plut à dire Wapiti, fier de son jeu de mots. Arthur ne rit pas. En fait, jamais encore la patrouille ne l’avait vu rire – tout au plus lui connaissait-elle quelques esquisses de sourires. « Tu veux mon vélo ? s’enquit Mouche, tu vas pas y aller à pinces à cette heure-ci ? ». Arthur répondit positivement de la tête - ce qui fit grand plaisir à Mouche. « Tiens, prends ma gourde, y a pas d’eau là-bas ! » suggéra le C.P. Le garçon de la garrigue accepta avec un petit « oui » à peine audible. Rémi pensait alors que cet enfant avait une force de caractère et une endurance à toute épreuve : pensez-un peu ! Il avait probablement vagabondé « en plein cagnard » dans la garrigue sans une goutte d’eau (aucune trace de gourde dans son sillage ou sur lui) ; le cul de pat’ apprit plus tard qu’Arthur possédait un précieux avantage : celui de pouvoir ne pas ingurgiter une goutte d’eau durant des journées entières, même par canicule, sans qu’il en souffrît… « Je vais me laver ! » annonça l’enfant sauvage. On le vit traverser la clairière pour se rendre à la « salle de bain » ; là, il se dévêtit intégralement et offrit son corps nu, frêle silhouette caressée par le clair de lune, au jet du tuyau d’arrosage qui sortait de la citerne. « Comment il va faire pour s’essuyer ? interrogea Mouche. – Tu lui prêteras ta serviette de bain ! suggéra Wapiti avec un soupçon de taquinerie. – Ben oui ! Pourquoi pas ? » rétorqua le benjamin de la patrouille.

 

 

Un ronronnement de moteur familier, venu du lointain, rappela aux Choucas que leur parrain Hibou Paisible avait annoncé son retour au camp ce soir même. A vrai dire, le fils du braconnier Grégoire ayant ravi la vedette à tous les personnages de notre histoire, la patrouille libre de Saint-Ange-sur-Rhône en avait été jusqu’à oublier leur tuteur ! Je sais même (mais cela ne fut jamais rapporté à Jacques Maurice) que Mouche et le cul de pat’ regrettaient un peu le retour du parrain, la présence de Hibou Paisible étant vécue comme une intrusion dans la confrérie fantastique dont Yug était l’idole… Les pinceaux jaunes de la deudeuche traçaient la route au travers de la végétation qui peuplait les collines. Enfin, les deux phares bondissants de la mécanique, plus ballottée que jamais sur le sol bosselé de la clairière car le véhicule était quasiment vide (et l’on connaît la souplesse légendaire des suspensions de la 2CV), vinrent se poser à trois mètres du foyer en voie d’extinction. « Aaah ! Ce cher Hibou ! » lança Wapiti que n’habitaient pas les considérations égoïstes de Furet et de Mouche. Hibou paisible arrêta le moteur, redonnant à la clairière son calme naturel. A la lisière du camp, près du réservoir, murmurait cependant le filet d’eau dont le Yug des Choucas s’aspergeait sans retenue. « Ah ? fit Jacques Maurice, en tortillant la mèche qui chapeautait son front large, votre Yug est là ? ». Sa question fut ponctuée d’un sourire non moqueur mais de ravissement ; le parrain de la patrouille se félicitait de cette présence extraordinaire. Ce fut à ce moment-là que le C.P. se pinça les lèvres : il n’avait pas songé un seul instant à informer leur parrain de la découverte d'un cadavre dans l’aven du Lapin. « Je…, on n’a pas eu le temps de te prévenir de tout ce qui s’est passé ces jours-ci… Que du sensationnel ! (Mouche intervint) – On a trouvé le papa de Yug dans un aven tout neuf ! C’est un braconnier qui avait disparu il y a six ans et on… - Ça va, Moustique ! tempéra le C.P., laisse arriver Jacques ! – D’abord, tu veux peut-être manger què’que chose ? se souciait Renard. – Il reste pu rien ! contesta Mouche. – Ah ? C’est pas grave ! fit Hibou Paisible. J’ai apporté quelques provisions…, de la charcuterie, des boîtes de petits pois, des… - C’est Byzance ! ponctua Wapiti. »

 

 

 

 

Le bruit strident du sifflet du C.P. retentit dans la clairière. Il est sept heures quinze. Aigle s’est réveillé « naturellement » dès qu’une flèche de soleil a atteint le faîte de la tente canadienne, jetant une lumière mordorée dans l’habitacle de toile. L’horloge biologique du chef scout est infaillible ! La pendulette-réveil, exclue du « dortoir » pour cause de tic-tac bruyant, a bien sonné dans le kraal, mais le scout était déjà éveillé. « Debout les crabes ! La marée monte ! » est son cri « de guerre » matinal. Des gémissements protestataires secouent les duvets à l’intérieur de la tente. Du marabout sort un cri bref et mat qui est celui d'un Hibou moins paisible - Jacques Maurice a le réveil en horreur et s'amuse à le faire savoir. Aujourd’hui devrait être un grand jour ! Vraisemblablement, le corps du braconnier sera remonté de l’aven et le sort du jeune Arthur fixé. L’extraction de la dépouille ne sera pas une mince affaire : si la montée du puits ne pose aucun problème, en revanche, le franchissement de la lucarne d’entrée, en « laminoir », permet des interrogations. Va-t-il falloir l’élargir ? Avec des explosifs, il ne faut point y songer. Jouer de la pioche et de la broche sera le seul recours pour ouvrir la chatière. Si un corps bien vivant peut la franchir à force de contorsions et de reptations, les muscles se modelant sur l’étroiture, en revanche, un corps inerte, qui plus est figé dans une rigidité de marbre, empaqueté dans une toile, ne peut pas la passer en l’état. Il y a donc une phase de désobstruction ou plutôt d’élargissement à prévoir dans le programme de la journée. Quand viendront les « secours », l’autorisation d’exhumer le corps ? La patrouille à elle seule ne peut, ne doit, intervenir de son propre chef.

 

 

« Et Arthur ? » se préoccupe Mouche alors qu’il touille son chocolat du matin (le « PCDM » ou Petit Chocolat Du Matin selon le vocabulaire de Wapiti). L’enfant de la garrigue a annoncé, hier au soir, qu’il viendrait se joindre au petit déjeuner et qu’il n’avait pas besoin de réveil pour s’extraire de son dolmen-couchette. Lorsque le C.P. lui a proposé de lui prêter une couverture, l’enfant sauvage a serré les lèvres trois secondes avant de dire : « J’ai votre cape… - Ma pèlerine ! s’est exclamé Renard. – C’était un emprunt ! a arrangé le C.P. – Dis ? Tu me la ramèneras, s’il te plaît ? ». Arthur a rassuré le scout, avouant avoir subtilisé la cape pour se protéger de la fraîcheur nocturne ; il l’avait dissimulée dans une anfractuosité du lapiaz. « Merci ! T’es un chic type ! » a conclu le liturgiste. Puis, se rappelant soudain de la cape que le légionnaire Martin partagea avec un pauvre hère transi de froid, au 4ème siècle, Renard, sans prétendre devenir un saint comme « son illustre prédécesseur », y a été de sa générosité : « Tu sais, si elle te rend service, je te la prête le temps que tu veux ! Je… ». D’ailleurs, depuis le début du camp, la température ambiante est telle que la pèlerine ne fait pas partie de la tenue des choucas. « D’accord ! Je la garde encore… (et d'une voix presque étouffée) J’aime bien ta cape ! ». Le garçon du cabanon des Vignes en possédait une, autrefois, du temps de son père ; il a grandi et la pèlerine de petit écolier du « boumian » fut donnée à quelque famille. Peut-être la cape de Renard lui rappelle-t-elle sa petite enfance et son père…

 

 

Le liturgiste, secrètement, s'est réjoui de ce qu’il a considéré comme sa « B.A. » du jour !

 

 

 

 

A suivre...

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Lexique

 

Boucaner : Faire sécher à la fumée viande ou poisson pour en faciliter la conservation

Hère : personne miséreuse

 

 

Références

 

* Lewis Cotlow :  1898-1987. Explorateur et aventurier ayant à son actif une trentaine d'expéditions en Afrique, en Amérique du Sud, en Indonésie et dans l’Arctique, en Amazonie, en Australie et en Nouvelle-Guinée des années 1930 aux années 1950. Il en ramenait des photos et six films qu'il projetait en conférences, lesquelles lui permettaient de financer ses expéditions. Sa bibliographie compte 5 récits. Parfaitement intégré à des tribus amazoniennes, il séjournait et partageait leur vie, notamment avec les Jivaros ou "coupeurs de têtes".

 

 

 

 

 

 

 

 

 



08/05/2019
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