Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 10

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

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La Ferme du Pendu

 

 

« Flûte et crotte ! lâcha le scout cuisinier. – Qu’est-ce qui t’arrive, le Renard ? – On a oublié les œufs ! Pas grave ! On en achètera à Bourg... » répliqua le C.P. Le soleil avait atteint le zénith : en ce temps-là, le décalage horaire, depuis l’abandon de « l’heure d’été » en août 1945, devançait encore de soixante minutes l’heure solaire. Une heure après midi à la montre marquait donc le moment le plus chaud de la journée. Les pneus des deux roues de la Rosaline suçaient l’asphalte brûlant et le bidon à lait rempli d’eau brillait de ses éclats métalliques, tremblant un peu sur sa base du fait des secousses de la carriole, calé entre une cagette de pommes de terre et un carton de laitues mariées avec des bottes de carottes et des tommes de chèvre pliées dans du papier journal. « On aurait dû le couvrir pour le protéger du soleil ! lança Panthère. – Avec quoi ? » rétorqua Renard. Les garçons n’avaient qu’un maillot de corps de coton blanc collé à la peau et leur béret enfoncé sur le crâne et nul n’avait pensé à emporter pèlerine ou couverture. « L’eau n’a pas le temps de bouillir, rassure-toi Panthère. » ironisa quelqu'un. La petite troupe retrouvait avec plaisir la clairière du Lion qui se signalait fièrement avec son mât et les couleurs qu'agitait une légère brise. L’étendard vert croisé de blanc à croix potencée rouge donnait belle figure au vieux marabout kaki dressé dans la partie nord du campement : il demeurait constamment fixé au-dessus de l’entrée du kraal depuis le premier jour du camp. Les scouts s’aspergèrent généreusement et mutuellement avec l’eau de « la citerne » toujours aussi fraîche dans son coin d’ombrage permanent. Ces gesticulations joyeuses et bavardes, faites de cris amusés et d’aspersions réciproques, excitaient probablement la curiosité des choucas de « la muraille », lesquels pouvaient se demander s’ils ne devaient pas en faire autant dans la rivière Ardèche, après une envolée vers les gorges. Il fallait correctement s’alimenter pour les corvées (que le C.P. préférait que l'on appelât les « services ») et travaux de l’après-midi ; Panthère décida d’aller tirer de la viande rouge du puits-réfrigérateur. Mouche obtint de préparer un grand « bachat » de petits pois (en boîte) avec du beurre (cette dernière denrée était aussi conservée dans le « frigo -4 ») – et du thym bien sûr. Furet et Wapiti cueillirent quelques branchettes de l'herbe aromatique qu'ils coupèrent soigneusement au couteau pour ne pas en détériorer les racines. Renard alluma un petit feu. A quinze heures, le café avalé, la patrouille bien repue se dissocia : Wapiti et Panthère quittaient le camp avec corde et seau, casque sur la tête et chanson scoute sur les lèvres, Renard et Mouche découpaient des carrés de toile dans un vieux morceau de bâche, Furet et Aigle enfourchaient leur vélo avec la carriole...

 

« N'oubliez pas d'acheter des œufs! » leur avait crié Renard.

 

...

 

 

« Flûte et crotte ! maugréait le cul de pat’. – On a encore oublié les œufs ! » s’avisait le C.P. Ce constat eut pour effet d’immobiliser les deux cyclistes sur la chaussée. Aigle posa une jambe sur le sol puis tourna la tête pour toisait la carriole accrochée à son vélo ; suant à grosses gouttes sous son béret, il s’épongea le front. La charrette était garnie de deux cagettes dont l'une, couverte de torchons, contenait charcuterie et viande rouge et l'autre un gros sac de farine, du riz, des pâtes et du lait en poudre. Un pain de glace à rafraîchir, enveloppé dans une couverture, répandait un peu d’eau sur le plancher de la carriole. Rémi abandonna sa bicyclette sur le bord de la route et se jeta sur sa gourde qu’il avait soigneusement « collée » à la glace, sous la couverture. « Tu as raison... Je vais faire comme toi. » Aigle débusqua sa gourde tout aussi rafraîchie que celle de son frère scout et les deux garçons burent à satiété, le goulot froid sur les lèvres. « Tant pis pour les œufs ! On s’en passera... – Hem... ? Pas d’œufs dans la réserve, ça va poser des problèmes aux cuistots, rétorquait Furet. – Dis don’ ? Et si on allait en acheter dans cette ferme, là-bas ? » Aigle pointait du doigt une habitation isolée dans la garrigue, cernée de langues de rochers, entourée de quelques chênes et de champs minuscules.  « Bonne idée ! répondit Furet, on n’a jamais été à cette ferme, c’est une occasion... ». Il fallut faire cinq cents mètres en rebroussant chemin pour rejoindre une amorce de piste.

 

 

Un semblant de chemin bordé de buis épais et de genévriers impressionnants, fendu d'ornières, laissait apparaître des dalles calcaires à nu lui donnant par endroit des allures de voie romaine ; il devait aboutir inévitablement à la bâtisse. A un kilomètre de la route, dans un décor de pays maudit digne des contes de Perrault, la garrigue s’effaçait au profit d’une vaste aire rocailleuse encombrée sur le côté d’un tas de fumier. Un chien pouilleux, venu d'on ne sait où, accourut en aboyant méchamment pour menacer de ses crocs les mollets des deux scouts. La sale bête mordillait les chaussures et entrecoupait ses aboiements de grognements hargneux. Les cyclistes s'efforçaient tant bien que mal de soustraire leurs mollets à la gueule du Cerbère, donnant de vigoureux coups de pied sur la truffe de l'animal. Du crottin de chèvres jonchait le sol en chapelets. Une odeur de fumier, d’herbe sèche et de paille stagnait sur la cour. Un chêne vert ombreux campé sur un côté, qui dressait son feuillage jusqu'au-dessus du toit, semblait trôner sur la propriété. « Hé ? » fit le cul de pat’ sur un ton de surprise quand il vit une silhouette humaine pendue aux branches du chêne. Il s'agissait d'une sorte de mannequin de paille vêtu de guenilles dont on pouvait s'interroger quant à l'utilité dans cette cour... « Charmant comme accueil ! » se contentait de réagir le C.P.

 

Un trio de marmots très jeunes et mal vêtus s’amusaient avec des bâtons entre le fumier et une mare de paille brisée ; les trois Mousquetaires toisèrent les scouts avec une curiosité appuyée mais sans hostilité dans le regard. Des vociférations de brute, en patois cévenol, provenaient de ce qui pouvait être la bergerie ; un homme à la carrure d’athlète, au pantalon de clochard (mais en ce temps-là les paysans ne faisaient pas de chiqué hormis le dimanche), apparut dans la cour, surgi de la dépendance, un fouet de berger à la main. C’était le crieur. Dans la pénombre contrastée de la bergerie, une sorte de fantôme de petite taille montrait une image vaporeuse ; c’était un enfant dont on ne distinguait pas grand-chose : une parcelle d'accoutrement de guenilles, de jambes nues, de chemise déchirée, un visage que masquait partiellement l’ombre portée du linteau de la porte. Rémi, devait-il me préciser plus tard, fut frappé par deux petits yeux qui brillaient sur cette silhouette spectrale ; le jeune scout crut percevoir une tignasse de broussaille d’enfant sauvage... La brute avança d’un pas vif en posant un regard inamical sur les intrus en culottes de velours côtelé beige. « Qu’est-ce que vous voulez ? - Heu..., bonjour Monsieur. Vous pourriez nous vendre des œufs ? - S’il vous plaît ? » compléta Rémi.

 

 

Le paysan s’essuya le nez et la moustache d’un revers de main, racla la gorge puis :

- Vous êtes les scouts des Darbousset ? (Silence) Ils en ont des œufs...

- Nous étions chez eux ce matin mais nous avons oublié... Nous revenons de Bourg, comme on passait devant chez vous...

- Bon ! vous allez demander à la Femme. Mais je ne suis pas l’épicier ici, mettez ça dans votre crâne! Et je n’aime pas les p’tits gars qui fouinent dans la garrigue... J’ai vu que vous faisiez du feu dans votre camp ? Y a pas d’eau ici, alors faites pas de conneries !

- Nous faisons très attention et...

- On dit ça ! Ils disent toujours ça... Allez voir la femme, la porte est ouverte..., vous criez pour l’appeler...

 

 

Le paysan ferma ses poings sur le haut du bâton planté sur le sol - dont je sais qu’il était en micocoulier, un bois extrêmement dur traditionnellement utilisé pour la fabrication des fouets de berger ; une longue lanière de cuir y était fixée. L’homme portait sur lui une odeur forte de sueur sèche, de foin et de crottins de chèvres ; ses joues mal rasées encadraient une moustache épaisse piquée de quelques brins d'herbe desséchés. Les scouts avancèrent jusqu’au perron qui précédait un rideau anti-mouches. « Madame ? appela le C.P. – Madame ? » fit le cul de pat’ en écho, cassant le silence de la première pièce, grande et mal éclairée. Une femme en fichu bleu et robe grise tombant sur les mollets, en sabots (de bois), tourna le dos à la cuisinière ancestrale qui occupait le fond de la pièce pour faire face aux visiteurs. « Bonjour Madame, c’est pour des œufs..., justifiait le C.P. – Votre mari nous a dit de venir vous en demander... – Il vous a dit ça ? s’étonnait la paysanne. – Heu..., ouuui ! ». La femme passa devant les scouts sans mot dire et sortit ; Aigle et Furet lui emboîtèrent le pas. Les petits, agglutinés, suivaient le groupe en silence à deux mètres de distance, comme éberlués que l'on accueillît des « étrangers ». Visiblement, « la ferme du Pendu » (comme allait la baptiser Rémi avec l’aval de la patrouille), n’avait pas pour usage de recevoir des visiteurs ! Dans un cellier à moitié enfoui dans le sol, où l’on descendait par un petit escalier dont chacune des marches était faite d'un bloc de pierre compact, très sombre et très frais, sentant l’humidité, la terre et le petit-lait, envahi de toiles d’araignées d'antre de sorcière, se trouvait sur une claie une cagette remplie d’œufs souillés de fiente. La femme en compta deux douzaines qu’elle plaça dans un panier d’osier qui semblait aussi vieux que la ferme. Toujours collés par la marmaille morveuse et silencieuse, les scouts et la fermière se rendirent à la carriole ; les œufs furent précautionneusement rangés dans la cagette aux légumes, le C.P. paya la femme en tirant la monnaie de sa petite sacoche en cuir fixée à son ceinturon et les scouts quittèrent la ferme du Pendu.

 

 

Le paysan bourru avait disparu de la cour. En se retournant sur son vélo, Rémi perçut encore à distance les deux yeux brillants de « l'enfant sauvage » que le soleil, en incursion dans la bergerie, persistait à allumer comme sous l’impulsion de la Providence. Le frêle fantôme regardait longuement s’éloigner les jeunes scouts – tandis qu’ils tournaient le dos au pendu sans demander leur reste...

 

 

A suivre...

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26/08/2018
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