Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven -Episode 28

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

Où l'on apprend que Furet

n'est pas « l'inventeur »

 

 

 

« Lâchez du mou ! » hurla Mouche, une fois ses pieds engloutis par la lucarne. Le garçon, qui avait lentement progressé par reptation sur deux mètres, avait maintenant sous le menton un glacis en forte pente, composé de calcite recouvrant un éboulis ; quelques pierres en équilibre instable roulèrent les unes sur les autres. A chaque mouvement du jeune explorateur, un ou deux cailloux bougeaient devant lui et dévalaient jusqu’à plusieurs mètres en contrebas. L’une des pierres prolongea sa course jusque dans le chaudron obscur et son impact dans la nuit de l'abîme provoqua un son lointain, « profond », sinistre... Mouche lança le plus loin possible, « en cloche », une nouvelle pierre ; il l’entendit rebondir deux ou trois fois sur le glacis puis compta trois secondes (« au pif ») la durée du silence avant le contact de la pierre avec le fond du gouffre. Considérant que le « projectile » jeté pouvait rebondir ici et là, le garçon estima à trente mètres la profondeur du puits. Ses yeux s’étant désormais réglés pour le clair-obscur, il commençait à mieux « topographier » le décor ; le sol, pierreux au départ et qui meurtrissait son ventre, descendait vers l’abîme avec un fort dénivelé. Le gouffre obscur, très large, n’avait pas de limite au-delà du glacis ; il eut fallu une torche électrique puissante pour atteindre « l’autre côté » de l’abîme et la flamme d’acétylène de Mouche ne diffusait qu’une lumière enveloppante. « Alors ? interrogea un choucas, qui s'impatientait à l'extérieur. – Heu..., c’est... une pente puis un puits ! –  Arrête ! lui enjoignit le C.P., attends Furet, il te rejoint ! ». Le cul de pat’ s’encorda, relié aux « grosses paluches »* de Wapiti par une seconde corde, et se glissa à son tour entre les mâchoires du soubassement de la muraille et avec plus de difficultés que la première fois ; la fébrilité de l’exploration, qui s’annonçait prometteuse, rendait ses contorsions plus désordonnées, ses reptations moins réfléchies... Il dut reculer une fois, rallumer son acétylène bêtement éteinte en poussant son casque défait, maintenu à l’envers dans la chatière. « Prends ton temps, y a pas le feu ! » enjoignit Wapiti sur un ton moqueur. Une fois rétabli, à deux reptations de l’extérieur, fesses sur les cailloux aux côtés saillants (douloureux !), le regard sur « le vide » qui « stagnait » en contrebas du glacis, Rémi s’extasiait : « C’est..., c’est magique ! – Je t’avais dit ! » ponctuait le garçonnet. Ici, la salle s’élargissait sur la droite – probablement sur dix mètres. La caverne, qui continuait dans les profondeurs de la terre, possédait quelque chose d’envoûtant, voire d’inquiétant. Le cul de pat’ décidait de « descendre » ce glacis dangereux, totalement confiant en la sécurité que lui garantissait Wapiti, qu’il savait cramponné sur le filin de nylon de 10 mm de l’autre côté du soupirail.

 

Je dois dire au lecteur que cette impression indéfinissable que vous laisse le monde des cavernes ne peut être ressenti que sur le terrain (ou plutôt sous le terrain). Un « karst » est issu de toute une vie passée, ces êtres qui arpentaient les continents primitifs ou qui nageaient sous les eaux... 95% des sédiments calcaires sont composés de résidus d’animaux, des plus petits aux plus gros, que de complexes lois physiques, alliés à des phénomènes chimiques, ont métamorphosés en strates calcaires, elles-mêmes façonnées par les mouvements de la croûte terrestre, usées, creusées, restructurées... Les scouts de la patrouille libre de Saint-Ange-sur-Rhône avaient tous entendu ce que Norbert Casteret, pionnier de l’exploration souterraine et écrivain, ancien scout, appelait « l’Appel des gouffres »**. Le monde souterrain leur permettait de se fondre dans un lointain passé tout en approchant ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus secret dans la croûte terrestre du présent - avec force surprises. A propos de la passion qui unissait les membres de la patrouille, le liturgiste Renard avait évoqué un passage de la Bible, extrait du livre de La Genèse : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »*** 

 

Mouche voulait emboîter le pas à son compagnon ; les deux garçons, casque ajusté, jugulaire correctement réglée, se risquèrent à descendre la masse de pierraille soudée par la calcite, effondrée en des temps géologiques qui, eux, remontaient bien au-delà de la préhistoire humaine. « Du dur ! » crièrent-ils en chœur. A l’extérieur, cet appel qui était un ordre fut instantanément suivi d’une forte tension des cordes d’assurance ; Aigle et Wapiti, l’un assis, l’autre debout, les filins de nylon posés sur l’épaule gauche, contournant leur dos et revenant dans leur main droite, serraient fermement leurs doigts. Chaque centimètre qui râpait leur paume était un message de la progression des spéléologues, de sorte que les préposés à l’assurance vivaient un peu par procuration la découverte des deux explorateurs – en tout cas, ils avaient conscience d’y participer ! Dans la lumière chatoyante où les verts se combinaient au gris clair du calcaire ensoleillé ou ombré, sous un ciel d’azur, Renard et Panthère s’affairaient à rassembler les échelles roulées, préparer les élingues (câbles courts aux bouts desquels des anneaux de fixation permettent d’accrocher le train d’échelles, elles-mêmes attachées à un piton ou passées autour d’un solide élément naturel), pitons et marteau ; ce dernier petit matériel était placé dans un sac en bâche de « surplus-militaire » avec deux gourdes d’eau, une tablette de chocolat, des biscuits et deux lampes torches.

 

Veillant à poser leurs pieds sur chaque aspérité du sol avec moult précautions, sans précipitation, s’agrippant parfois à une stalagmite providentielle pour ralentir leur descente vers les enfers, les deux jeunes spéléologues atteignirent enfin le bord du gouffre. Sa largeur devait bien faire huit mètres et on en voyait toujours pas la paroi opposée. Sur plan, la lèvre du gouffre devait se situer à quelque huit mètres de l’entrée. La pente (ou « pendage ») du glacis d’accès était estimée à 45° - ce qui était un handicap pour s’y tenir à l’aise ! Rémi inspecta la place et convint, non démenti par Mouche, que plusieurs grosses stalagmites permettraient d’amarrer les échelles. En revanche, quelques blocs de pierre de dimension respectable gisaient ici et là, en suspension sur un sol glissant... « Il faudra ‘purger’ ! » observa Rémi. Les deux garçons tentèrent de voir le fond de l’abîme. « Du dur ! hurla de nouveau Mouche. – Du dur ! » confirma Furet. La voix du C.P. à demi étouffée par la distance et l’étroiture du soupirail répondit, alors que les cordes se tendaient à nouveau avec une fermeté irréprochable : « Soyez prudents ! ». Aigle prenait soin de « ses » scouts !  

 

Mouche et Furet, tout au bord de l’abîme, le torse légèrement penché au-dessus du vide, ne pouvaient y voir que le noir absolu...

 

Il était impossible de sonder le fond du puits à vue !

 

Rémi lança un cailloux et s’accorda avec l’estimation de Mouche : « Le puits fait trente mètres ! cria-t-il vers l’extérieur. – Je t’avais dit ! jubilait le petit.  – Quoi ? » criait le C.P., que la précision du géomètre Rémi n'atteignait pas distinctement.

 

La patrouille disposait de tout le matériel nécessaire pour l’exploration « approfondie » de ce nouvel aven, lequel constituerait vraisemblablement un trophée supplémentaire au tableau de chasse de ses « premières ». On décida d’un commun accord que Furet, l’inventeur de l’aven et cul de pat’ à aguerrir, serait le premier à s’engouffrer dans l’inconnu. Mouche descendrait en second – on lui devait bien ça, lui, le libérateur involontaire du fauve de Bourgogne, sans l’initiative duquel le terrier sans fond ne serait peut-être pas encore trouvé, voire jamais ! « Merci Aigle ! Ch’huis pressé ! » avouait Mouche en se trémoussant. Tous les choucas se répartissaient sur le glacis de l’aven qu’on équipa d’une « main courante », corde tendue sur la largeur occupée, fixée à deux concrétions jugées sûres ; les spéléologues pouvaient ainsi se déplacer sur le sol pentu en toute sécurité, reliés chacun à la main courante par leur « longe » accrochée à un anneau de corde qui les ceignait. On « purgea » le sol incliné de toutes les pierres susceptibles de tomber dans le gouffre, de provoquer un accident ou de détériorer corde ou échelles. Mouche et Wapiti, particulièrement, se faisaient un plaisir à catapulter avec pieds et mains les projectiles interdits de séjour ! Et quel bonheur que d’entendre les « trois secondes » que durait leur chute ! Puis Aigle crocheta le train d’échelles (quatre éléments de dix mètres) à l’élingue qui entourait une stalagmite au volume respectable. Wapiti et Renard firent lentement glisser dans le puits chaque élément déroulé jusqu’à ce que « le train » fût en tension, ce qui attestait de sa bonne installation à la verticale. Panthère attachait à une autre concrétion l’extrémité d’une corde neuve de cinquante mètres, que Rémi se plut à jeter dans l’abîme avec ce geste habile qui permet le bon déploiement d’une corde « lovée » ; le « sifflement » du filin de nylon livré au vide régalait toute la patrouille et certifiait du succès de l’opération. Le son de la corde atteignant « le fond » était jubilatoire : « leur » puits faisait bien la profondeur supposée (et espérée) ! Rémi vérifia le bon fonctionnement de sa lampe à carbure, le réglage de l’anneau de corde passé en huit entre les cuisses pour le « rappel sur mousqueton » et s’apprêta à décoller du glacis...

 

« Attends ! » fit soudain Wapiti, que l’on voyait ramassant un objet brillant sur un replat pierreux. Tous les yeux se tournèrent vers le second de pat’ qui, accroupi, exhibait l’objet trouvé. « Un briquet à amadou ! » dit-il, avec un ton qui n’était pas anodin. Tous les choucas furent instantanément touchés par un même éclair : ce briquet à amadou témoignait d’un passage antérieur à leur exploration mais, surtout, éveillait le souvenir de la disparition du braconnier du cabanon des Vignes ! Et si... ? Une étincelle jaillit dans le cerveau de Rémi : le chien de Grégoire courait après un lapin, le lapin se réfugia dans le « terrier », le chien l’y poursuivit puis, se signalant par ses aboiements, incita son maître à l’y rejoindre... Sans éclairage, l’un et l’autre glissèrent et tombèrent dans le puits. Un frisson parcourut Sherlock-Junior qui devint blafard. « Cherchons d’autres indices ! » enjoignit le C.P. Rémi décrocha son mousqueton et arpenta avec les autres le glacis concrétionné en quête d’autres traces de l’inconnu. Wapiti frictionna plusieurs fois la molette du silex mais sans résultat ; le mécanisme était grippé bien que la mèche d’amadou parût utilisable. Chacun balayait le sol avec la lumière jaunâtre des becs d’acétylènes et les faisceaux des deux lampes torches coururent dans la salle suspendue au-dessus de l’abîme. « Là ! » cria Panthère, accroupi tout en haut du glacis à proximité de la lucarne. Il saisit d'entre les pierres un morceau de toile noire qu’il examina avec attention ; tous les choucas le rejoignirent tandis qu’il diagnostiquait : « C’est un béret ! Un vieux béret... ». La coiffe, terreuse, faite d’un épais drap de laine usagé, avait peu souffert de son séjour souterrain ; un peu de moisissure l’avait rongée sur la largeur d’une grosse pièce de monnaie, sans plus. La grotte était sèche et seule la proximité de l’extérieur avec la végétation créait un semblant d’humidité près du porche ; la condensation de la caverne était inexistante et l’on pouvait comprendre que le palier de la lucarne ne se mouillait que les jours de pluie. La taille du béret était large et faisait penser à « la tarte » portée par les chasseurs alpins. « En tout cas, ce n’est pas le béret d’un scout ! » opina Renard. La coiffe était luisante à l’intérieur, polie par un usage quotidien et l’étiquette du fabricant était partiellement effacée : « At...chiki » parvenait à déchiffrer Renard. Au-dessus de la marque brodée, une image imprimée très décolorée devait être celle d’un joueur de pelote basque. Le père d’Arthur portait-il un béret ? Seul l’orphelin était à même de répondre. « Ou l’abbé Pradel ! » déclara Mouche. On inspecta encore les derniers recoins, la moindre excavation qui perçait le plancher de calcite, on déplaça quelques cailloux près du porche d’entrée. Mouche et Furet pensaient au chien, à Voyou mais aucun ossement ne gisait sur le sol si ce n’était quelques restes de squelettes d’oiseaux ou de rongeurs, probablement dévorés par un renard ou un blaireau.

 

Un homme avait-il simplement visité « le terrier sans fond », par simple curiosité ? Le braconnier avait-il fait une chute dans le puits à la suite de son chien ?

 

L’aven du Lapin était-il devenu un tombeau ?

 

 

 

A suivre...

sur ce lien. 

 

 

Lexique

 

 

 

 

Calcite : (rappel) minéral principal que l'on trouve dans une concrétion calcaire, qui est la restitution souvent plus pure de la roche calcaire qui a été dissoute. La calcite se dépose sous forme de stalactites (ou mites), de "coulées", de "draperies", peut former des margelles de bassins (gours), des "perles", un plancher plus ou moins épais... Ici, dans le "terrier sans fond", une carapace de calcite recouvre presque entièrement l'éboulis issu des parois et du plafond, les blocs de rochers étant eux-mêmes soudés par la calcite

« Surplus-militaire » : (rappel) boutique où l'on vend du matériel militaire d'occasion

Moult : beaucoup (terme désuet utilisé ici avec ironie)

 

 

 

 

Références

 

 

 

* « Grosses paluches » rapport aux mains larges et gros doigts de Stéphane alias Wapiti Têtu (explication dans "Les Disparus de Baume Etrange")

** « L’Appel des gouffres » :  livre de souvenirs de Norbert casteret (1959)

*** La Genèse : le "premier livre " de la Bible raconte la "création" de l'univers, de la Terre, de l'homme et des animaux... Renard cite le verset 19 du chapitre 3 de La Genèse

**** Atchiki : fabricant de bérets basques traditionnels

 

 

 

 

 

AVEN DU LAPIN.jpg

 

    

 

 

 

 



26/01/2019
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Nature pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 73 autres membres