Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le squelette de l'aven - Episode 17

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

 

 

Soupirail de l’Enfer

 

 

 

Pendant que Wapiti préparait un pain de dynamite sous l’œil attentif de Gustave Darbousset, opération consistant d'abord à introduire le bout du cordon Bickford dans un détonateur puis de le sertir à la pince pour que la mèche soit bien fixée, trois choucas foraient la paroi déjà fissurée près du trou à courant d’air. Panthère, Furet et Mouche donnaient tour à tour du marteau sur un burin, à grands renforts de « Han ! Han ! », le boute en train dépassant de beaucoup ses deux compagnons artificiers en nombre de « han ! » ! Des fragments d'urgonien se détachèrent. Tel un ingénieur des mines, Panthère s’appliqua à creuser un trou d’au moins quatre centimètres de diamètre et aussi profond que possible ; en fait, les morceaux de roche s'effritaient et les quatre centimètres prirent la dimension d'un poing. Il réussit ce tour de force d'atteindre un creux de trente centimètres, dans le coin de roche le plus fragilisé. En surface, Gustave et le C.P., en parfait accord avec Wapiti, promu sur le champ « maître-artificier de la patrouille libre du Choucas », décidèrent de couper la mèche pour disposer de soixante secondes de délai de mise à feu du détonateur, soit de lui conserver un mètre de longueur - trente à quarante secondes pour sortir du trou et le reste pour courir s’abriter à distance respectable... Le moment était venu où le jeune paysan de la ferme de la Soupine devait subir l'épreuve du feu ; instruit des difficultés et brièvement formé à la technique d'auto-extraction, Gustave Darbousset tenta de pénétrer dans la sainte barbe. En vain ! Carré des épaules mais surtout quelque peu claustrophobe, le jeune paysan ne put aller au-delà du nombril...  « CQFD » pensait Aigle. « Je le sens pas ! » s'excusait Gustave, bredouillant et se sentant un peu humilié ; il accepta sans broncher sa défaite : seul un choucas pouvait effectuer la mise à feu ! Dont acte. Il s’agissait à présent de tester l’aptitude des quatre scouts volontaires pour enflammer le cordon Bickford ! Chacun des scouts disposait de trois essais complets chronométrés à la seconde après la simulation de l’allumage (craquer une allumette) pour s’extraire du piège à rat en un temps record. Mouche d’abord puis Panthère puis Furet puis Aigle s’essayèrent à cet exercice délicat : chacune des « prises » de la paroi était repérée, testée, utilisée au mieux et au plus vite ; souvenons-nous (ce qu'il m'avait été donné de préciser dans le récit de leur première aventure*), qu’une règle de base est à respecter en escalade : la « règle des trois ».  Ne jamais demeurer suspendu que par deux points d’accroche (deux pieds ou deux mains ou un pied et une main) ! Dès qu’une main ou un pied lâche une prise, l'autre main ou l'autre pied doit en avoir saisi une nouvelle... Devenu scout-araignée, chaque choucas se décollait promptement du « plancher » du mini aven, grimpait deux mètres puis s’emparait des lèvres du soupirail pour s’en extraire au plus vite. Le résultat de cet exercice éliminatoire était le suivant (d'après les notes de Rémi et selon l’ordre d’entrée dans le trou) :

 

- Mouche : 28 secondes (le record)

- Panthère : 37 secondes

- Furet : 32 secondes

- Aigle : 41 seconde (la lanterne rouge)

 

Le verdict était sans appel, Mouche, le plus rapide, bondit sur ses pieds et hurla sa victoire... Le C.P. dut le décevoir : motivé par ses scrupules à jeter dans la « sainte barbe » le plus jeune de la patrouille, Aigle renonça, réflexion faite, à désigner le boute en train comme allumeur du feu d'artifice. Mouche manifesta une désapprobation avec la rage dont il était capable et quitta le groupe pour s’en aller bouder dans les buis... « Reviens ! Mouche, tu as été le meilleur et tu le resteras, même si... – Laisse-le donc, Aigle ! C’est normal qu’il boude... » dit Panthère. Furet, second au palmarès, était donc « de service » pour la mise à feu ; très fier mais ne le montrant pas surtout par égard pour Mouche, le cul de pat’ subit l’assaut d’un soudain martèlement cardiaque inhabituel, réaction naturelle de la forte émotion qui se rattachait à cette mission. Jamais, dans sa jeune vie, le cul de pat’ n’avait eu à effectuer un geste aussi périlleux. Allumer une mèche sous terre et ne disposer que de soixante secondes pour s’extraire de la cavité exiguë, après escalade et franchissement d’une lucarne où « ça coince », il s’agissait là d’une sacrée aventure ! Ce fameux 25 juillet de l’an de grâce 19..., Rémi alias Furet, cul de pat’ de la patrouille libre des Scouts de France de Saint Ange sur Rhône, vivait un tournant de son existence : un papillon courageux, sans peur sinon sans reproche, venait de sortir de sa chrysalide fragile, habité par la volonté de surmonter ses peurs, de consolider la confiance en lui et en ses possibilités physiques et morales ! Le cul de pat’ se détourna du groupe d’artificiers, fit quelques pas et posa son regard sur la végétation ; le petit Mouche tournait toujours le dos au groupe. Rémi était si heureux, si fier de lui, si convaincu que sa place était bien ici, avec cette merveilleuse patrouille, une équipe de copains uniques et irremplaçables avec laquelle il apprenait la vraie vie, que ses yeux s’embuaient de bonheur...

 

Deux patrouillards coupèrent des branches de buis à la machette pour aménager un passage « rapide » vers la crevasse choisie pour servir d'abri « anti bombardements », à dix mètres de l'aven, sur un bout de lapiaz dénudé.

 

Mais pourquoi limiter le cordon à un mètre, me direz-vous ? Réponse : ce matériel est onéreux et M. Darbousset ne pouvait trop tirer sur un stock limité. Au demeurant, qu'on se rassure, le cordon Bickford a un temps de combustion parfaitement connu et maîtrisé ; il convient donc, pour chaque opération, de calculer avec une marge de sécurité intelligente la longueur de mèche à employer. Un bout de deux centimètres de Bickford, coupé exprès, servit d'exercice d'entraînement à Rémi en lieu et place de la mission, c’est-à-dire à l’intérieur de l’aven ; le cœur du garçon battait la chamade à l’instant où il enflamma la mèche avec le briquet à amadou de Wapiti, vieillerie héritée de son grand-père paternel (les essais ayant révélé les difficultés à craquer les allumettes de la boîte qui avait pris l'humidité) : par anticipation, il se voyait déjà face à face, seul à seul, avec un pain de dynamite ! Les étincelles coururent le bout de cordon en dégageant une agréable odeur de poudre, se consumant en moins de deux secondes au bout desquelles Rémi le jeta au sol. Une minute lui laissait donc vingt-huit secondes de marge sur le temps chronométré pour s’extraire de l’aven ; sûr de lui et de conserver son sang-froid, il jugea somme toute « confortable » le délai imparti à la dangereuse manœuvre. Tout le monde se mettrait accroupi dans la « tranchée » (Mouche), casque enfoncé sur la tête et mains sur les oreilles. Sous la vigilance de Gustave, Wapiti creusa avec un tournevis à l’intérieur du bâton de chilitte pour y glisser profondément le détonateur, replia le papier huilé autour de la mèche : l’amorçage était fait. Avec son « poignard scout », le garçon fendit l’extrémité de la mèche puis remit la dynamite à Aigle, chargé d'effectuer la mise en place. Le C.P., dont c'était la première mission de cette nature, eut droit à un exposé appuyé sur le « bourrage », l'enfouissement correct du bâton de dynamite. « Tu as bien compris, répétait Wapiti, tu serres le bouchon d'abord légèrement puis plus fortement ? Tu as bien compris ? » Alors que le C.P. mettait l'explosif dans une besace, la voix aigüe et guillerette du boute en train contribua à dédramatiser l’instant en surprenant tout le monde : « Chjak-chjak-chjack ! -…Tchoucas-tchoucas-toujours-alerte ! » La patrouille avait répondu en criant ! Aigle quitta la lumière du jour pour s’enfoncer dans la soute à poudre, récupéra la besace à mi-parcours de son escalade et fut suivi par le cul de pat’. Pendant que l’artificier plaçait consciencieusement le bâton de chilitte dans le logement qu’on lui avait destiné, se rappelant à haute voix « Tu serres le bouchon d'abord légèrement puis plus fortement..., d'abord légèrement puis... », Rémi, « l’allumeur » officiel, répéta à nouveau sa « sortie » ; deux gars penchés sur l’aven le tiraient par les bras tandis qu’un troisième l’assurait à la corde. Renard chronométra cet ultime exercice improvisé qui dura 28 secondes, soit exactement le temps record du petit Mouche. Celui-ci, revenu d’exil totalement libéré de sa mauvaise humeur temporaire, félicita Rémi avec un fair-play remarquable.   

 

...


Dans la sainte barbe, le jeune artificier « bourrait » le trou qui avait accueilli le pain de chilitte en y tassant terre fine et argile à l’aide du manche du tournevis. De ce bourrage dépendrait l’efficacité de l’explosion et donc la fissuration artificielle de l’étroiture. Dans un coin de la minuscule salle en cloche, Rémi faisait plusieurs fois fonctionner le briquet, embrasant l'amadou en soufflant dessus - ces fibres qui rougeoyaient vivement sous l'effet du souffle avaient quelque chose de magique qui s'ajoutait plaisamment à l'ambiance extraordinaire. A l’extérieur, seuls Gustave et Renard demeureraient avec Wapiti pour extraire le cul de pat’ ; les deux autres choucas avaient reçu l’ordre de se replier dans la « tranchée » sans attendre...

 

« Ça y’ est ! C’est en place... Tu n’auras plus qu’à allumer, mon frère ! Si tu as des problèmes avec la mèche, si elle ne fait pas d’étincelles ou ne crépite pas, n’insiste pas, tu montes et tu te tires ! » La mise en garde était solennelle. Ce jour-là, Rémi, cul de pat’ de la patrouille du Choucas, allait vraiment jouer avec le feu ! Il ne s’agissait pas de « jouer » au sens propre mais tout cela participait des activités du camp d’été, où tout, au fond, n’était que « jeu » puisque source de plaisir sans recherche d’un quelconque intérêt « pratique ». Cette prise de risque n’était justifiée par aucune nécessité vitale ou sociale. « L’aventure pour l’aventure ! » se disait secrètement le jeune scout, et quelle aventure ! Devenu artificier-spéléologue (enfin, presque), le garçon ex-pantouflard prit conscience de « l’enjeu ». Le C.P. était sorti de l'aven. Panthère et Mouche s’étaient courbés dans la « tranchée », dressant le cou pour ne pas perdre de vue le lieu de l’évènement, ou plutôt sa direction car les buis touffus, malgré la saignée, empêchaient de voir l'aven, petit îlot de pierre inondé de soleil, perdu au milieu d'un océan de buis, de genévrier et de chênes verts. Autour des garçons, les herbes aromatiques de la garrigue embaumaient l’atmosphère qui allait, dans quelques minutes, sentir la poudre et le feu ! Jamais entrée de caverne ne portât aussi bien le nom que donnaient autrefois les anciens aux grottes et gouffres jusque vers 1870 : « soupirail de l'Enfer ». Solidement encordé, la flamme de sa lampe frontale jetant une lumière jaune et douce sur les parois de la petite salle en cloche, Rémi se trouvait confronté à un redoutable et meurtrier adversaire. Sa main droite tremblait sur le briquet à amadou qu’il devait allumer en agissant sur la molette ; il fallait tempérer son rythme respiratoire, attendre que cessât le battement trop rapide de son cœur... « Je peux le faire ! Je peux le faire... ! » disait le garçon entre les dents ; seule la roche souterraine pouvait l’entendre hésiter. Il pensa soudain au premier propriétaire de ce briquet antique : c'était un briquet de « poilu », que le pépé ardéchois utilisait dans les tranchées comme quasiment tous les soldats, et dont seul l'amadou n'était pas d'époque ! L'absence de flamme en faisait un allié discret et il ne nécessitait ni essence ni gaz. Ainsi, le pépé de Wapiti s'en servait entre deux canonnades, blotti dans une tranchée du front...


La voix de Wapiti descendit de la surface, un peu étouffée par l’étroitesse du soupirail :

 

« Ça va ? Quand tu voudras...! »

 

Le cul de pat’ ramassa la mèche, en présenta l’extrémité fendue à quelques centimètres de l’amadou du briquet et frictionna la molette...

 

A suivre...

sur ce lien

 

 

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Documents "d'archives" aimablement communiqués à la rédaction par Rémi (que nous remercions au passage)

 

 

DESSIN REMI BRIQUET.jpg

 Lexique

 

 

Urgonien : formation calcaire (sédiments remontant à l'ère secondaire) compacte et de couleur claire. Majoritaire dans le massif du Vercors bien connu par les Choucas, ce calcaire typique est abondant dans les "karsts" du sud de la France et constitue le socle de l'Ardèche méridionale et de ses gorges

CQFD : abréviation empruntée au langage mathématique qui signifie "ce qu'il fallait démontrer"

Briquet à amadou : l'amadou est une fibre naturelle issue d'un champignon, que l'on peut cueillir sur des arbres de conifères ou de feuillus. Facilement inflammable mais sans produire de flamme (quelques étincelles suffisent à provoquer une incandescence), les hommes préhistoriques en connaissaient l'usage, notamment en frottant un silex avec une pierre moins dure riche en élément ferreux telle que la pyrite... (dessin de Rémi)

"Poilus" : ainsi étaient appelés les valeureux soldats de la guerre de 1914-1918, pour la plupart mobilisés, ce terme ancien désignant des hommes courageux

 

 

Références

 

 

 * Première aventure des Choucas : les Disparus de Baume Etrange

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



21/10/2018
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