Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le squelette de l'aven - Episode 13

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

 

 

 

Une gourde vieille

de quatre mille ans

 

 

 

Rémi se voyait rajeuni de trois ans. Les bruits, les odeurs... L’escalier en colimaçon qui vibrait sous chaque pas, soulevant des sons métalliques que le volume du gouffre amplifiait. Et cette odeur..., cette odeur caractéristique de l’aven Marzal (car chaque caverne a son odeur propre), cette odeur composée de parfums de la garrigue, d’émanations de l’humus, au goût de terre puis, au fur et à mesure de la descente, odeur d’argile, de calcaire humide et de concrétions – car la roche calcaire a son odeur ! Les six choucas n’avaient rien à apprendre des explications du guide : le creusement de l’aven, l’effondrement des plafonds, la circulation souterraine des eaux d’infiltration, la formation des stalagmites et stalactites, les « strates » de calcaire (sédiments empilés les uns sur les autres, de l’époque où la mer occupait cette partie du continent), les oxydes qui teintent la roche ou les concrétions de calcite... En revanche, un détail « historique », seulement connu de Rémi, titillait leurs oreilles : il y avait plus de 150 ans, un garde-forestier avait été tué avec son chien par un braconnier puis jeté dans l’aven ; le garde s’appelait Marzal. Un petit berger avait dénoncé l’assassin et le corps de la victime avait été retrouvé non loin de l’entrée, gisant sur un rocher en saillie. Quant aux restes du chien, ils avaient été retrouvés beaucoup plus tard par le premier explorateur Alfred-Edouard Martel, en 1892. Le squelette de l’animal était éclairé par un projecteur...

 

 

 

Wapiti confie discrètement à Aigle, sur un ton enjoué : « Ben voilà ! C’est ce qui s’est passé au Poulet... Un braconnier... ! Notre ‘homme préhistorique’ est un garde-forestier ! – Alors, il nous faut aussi remonter des débris de chien ! » rétorque le C.P. Rémi a entendu ; il sourit tout en se disant que le squelette de l’aven garde toujours son mystère et le gardera peut-être à jamais ! Mouche, campé quelques marches plus bas, n’a pas entendu l’échange entre le C.P. et son second ; comme pour ses frères scouts, cette histoire de cadavre jeté dans l’aven et ces restes de chien coïncident parfaitement avec l’énigme du Poulet. Partisan de l’option « criminelle » (‘peut-être il y a cent cinquante ans’ justement), le boute en train lève le nez vers ses compagnons situés plus haut dans l’escalier en colimaçon, le regard lumineux de celui « qui a raison », comme si le destin du chien de Marzal confirmait « sa » thèse une fois pour toute ! Durant la visite, M. Soubeyrand s’est épisodiquement entretenu avec les scouts ; il est convenu que les jeunes spéléos pourront venir explorer le gouffre « hors-piste » (ou plutôt hors circuit) sauf le week-end et à condition d’en prévenir le guide chef. Après la visite, M. Soubeyrand leur montrera sur carte deux ou trois orifices à inspecter dans la garrigue ; l’un d’entre eux est situé dans le bois aux Fées, non loin du dolmen – assez aisé à trouver, donc... « Mais si ‘ça continue’, c’est des ‘départs’ qu’il faudra désobstruer ! avertit le guide chef. – La désob’, ça nous connaît ! répond le C.P. – C’est notre truc ! ajoute Wapiti. – A condition que ça souffle ! tente de se rassurer Mouche. – Qui sait ? On aura peut-être la chance de trouver un deuxième squelette... avec son crâne ! ». A cette boutade de Wapiti, très ciblée, Mouche et Furet osent les épaules.

 

...


 

Lundi 23 juillet

 

 

La cote « moins 10 » est atteinte au crépuscule. Toute la journée, les choucas ont extrait des blocs de pierre moins nombreux mais plus gros, alors que le puits naturel se rétrécit vers le bas, diminuant le volume du bouchon d’éboulis. Il a donc été plus facile d’étayer sur une largeur moindre. Les blocs sont très stables, bien calés entre les parois de l’aven. La nature « souterraine » de l’excavation s’affirme sur le côté nord du puits : paroi polie, suintante, nervurée de petites veines de calcite. Cette partie profonde de l’aven s’évase en direction d’une large fissure verticale dont on voit le tracé en surface et qui court sur le lapiaz jusqu’à se perdre dans les fourrés. Le terrassier de service travaille avec une frontale à acétylène ; enfin, l’activité devient spéléologique ! Chaque sortie de seau a nécessité des « cordées » de trois paires de bras bandés comme des arcs avec des « hisse et des ho », des joues rouges comme des coquelicots et forte sueur. Le jeu en a valu la chandelle ; on atteint la base de l’aven et donc, peut-être, le début d’une galerie... En revanche (mais-est-ce un mal ?), les « fossoyeurs » n’ont pas mis la main sur le moindre morceau de squelette, pas la plus petite vertèbre ou extrémité de coccyx ! A vrai dire, ce n’est plus l’objet de leurs recherches. La lune sous leurs pieds ? Les Choucas, scouts-spéléologues de Saint-Ange-sur-Rhône, n’ont désormais qu’un objectif : la lune ! Cette lune souterraine, cette planète inconnue, cette face cachée de la Terre, qui offre l’aventure sous leurs pieds. Être les premiers hommes à marcher sur cette lune est une motivation excitante qui justifie tous les efforts, toutes les égratignures, tous les ongles cassés, toutes les courbatures !

 

Souvent en exploration souterraine ou désobstruction, la « récompense » arrive en fin de journée ou au moment où il faut rebrousser chemin (sous terre, le temps n’a pas droit de cité : jour ou nuit y sont identiques et non identifiables). Cette récompense peut -être le « gros lot » (l’accès à une galerie ou à un puits jamais visité par l’homme) ou la promesse d’une prochaine « première ». En ce « J 7 » du camp d’été de la patrouille du Choucas, nos corvidés casqués posent leurs griffes sur une nouvelle belle découverte ! Il est dix-neuf heures dix-huit (notes de Rémi) quand le petit Mouche lance le premier élément du cri de patrouille...  Ses frères scouts pensent à un délire dû à la fatigue de fin de journée : on ne lance pas le cri de patrouille sans quelque motif légitime ! De la surface et du bord de l’aven du Poulet, la voix du C.P. descend en réponse, non pour enchaîner avec un « …Tchoucas-tchoucas-toujours-alerte ! » mais pour réclamer des explications : « Qu’est-ce qui t’arrive, Mouche ? T’as un problème ? ». La réplique d’outre-tombe monte sous la forme de sons stridents issus du sifflet de métal à deux tons ; des coups de sifflets de durée inégale, non règlementaires, sur « l’air des lampions » donc non porteurs de quelque message d’alerte rouge ! Pour vous donner le ton, ami lecteur, il me suffit d’écrire « On aaa gaaagné ! On aaa gaaagné ! ». Les cinq choucas de la surface penchent leurs becs au-dessus de l’aven. La voix de Mouche annonce : « Il y a des débris de poterie et le cul d’un vase en terre. C’est un vestige préhistorique ! – T’es sûr ? – Ben, tout de même, proteste la voix fluette d’outre-tombe, je sais faire la différence entre des morceaux de poterie et une bouteille de pinard ! ». Sur le lapiaz, les scouts se regardent, les visages rouges du soleil de la journée et resplendissants de joie. La voix des profondeurs poursuit son rapport : « Il y a une coulée stalagmitite qui fait du goutte à goutte au-dessus de la poterie cassée... Ça doit être une gourde de l’homme des cavernes ! »

 

Et cela, sans rire...

 

Après « un tirage » de deux seaux lourdement chargés de « gros gadins » (Wapiti), chacun des choucas, tour à tour, descend puis remonte le puits pour laisser place au suivant et rejoindre « l’inventeur » de la gourde préhistorique. Wapiti a suggéré que Rémi descende en dernier (« Normal ! c’est le cul de pat’ »), avec un ricanement gentillet (le second de pat’ est très taquin). Bien lui en a pris car, grâce à cette décision discriminatoire, le cul de pat’ a tout loisir de s’attarder avec l’inventeur, accroupi au-dessus des vestiges. Un filet d’eau de condensation issue des microfissures mouille le sol gravillonneux et argileux, rendant cette partie profonde du puits humide et fraîche ; des veines de calcite, très blanches, dessinent des arabesques sur une roche de couleur ocrée. En bon « scientifique », Renard suggère de prendre des photos de ce matériel archéologique en lieu et place avant de le prélever – ce qui n’a pas été fait pour les ossements. Le C.P. acquiesce, Panthère court chercher l’appareil de la patrouille et son flash.

 

Le « mobilier » est photographié sur site et en l’état. A première vue, les fragments de poterie sont au complet. Le cul du vase à eau est intact ; à vue de nez, il fait quelque huit centimètres de diamètre. Le terme de « vase à eau » est créé, si j’ose dire, par Renard Bavard-le-savant  ; l’écoulement en pointillé, qui peut exister depuis quelque deux ou trois mille ans – et même plus, surenchérit Mouche -, lui a « soufflé » cette identification. Mouche lui préfère l’appellation « gourde de quatre mille ans » ; nous en faisons le titre de ce chapitre. M. H. (Arsène pour les intimes) saura en débattre ! Le C.P. recueille précautionneusement chacun des fragments dans un sac en toile et le lieu du prélèvement est photographié sous toutes les coutures. La « gourde de quatre mille ans », en pièces détachées, est tirée dans le seau par les biceps bronzés de Wapiti, Panthère, Renard et Rémi : un seul aurait suffi mais tous veulent leur part du gâteau ! Le C.P. a dû hausser le ton depuis « moins 10 » pour freiner leur ardeur au tirage... « Doucement, nom d’un chien ! C’est fragile ! ». C’est que le seau a littéralement décollé du fond pour entamer une ascension à vitesse vertigineuse !

 

...

 

« L’homme de Cro...

L’homme de Ma...

L’homme de Gnon...

L’homme de Cro-Magnon

L’homme de Cro de magnon

Ce n’est pas du bidon

L’homme de Cro-Magnon

 

Boum boum... »

 

Dans la clairière du Lion inondée de lait de lune, aux rochers luminescents, entourées de feuillages aux reflets argentés, sous un ciel constellé d’étoiles étincelantes, habitée de feux-follets issus du foyer, les six scouts archéo-spéléos font la fête. Panthère et Mouche ont mijoté un rissolé de courgettes, tomates et aubergines, fortement aromatisé de thym « du camp », que les choucas dégustent avec des saucisses fraîches grillées à la flamme piquées sur des branches de buis.

   

« ...C’était au temps de la préhistoire

Il y a deux ou trois cent mille ans

Vint au monde un être bizarre

Proche parent de l’orang-outang

Debout sur ses pattes de derrière

Vêtu d’un slip en peau de bison

Il allait conquérir la Terre

C’était l’homme de Cro-Magnon »

 

La chanson est anachronique si on veut l’associer à la découverte « fabuleuse » du petit Mouche (qui sait faire la différence entre des morceaux de poterie et une bouteille de pinard !), mais puisqu'il y est question de préhistoire, alors..., ne faisons pas la fine bouche ! « Demain, annonce le C.P., nous creuserons en profondeur sous la voûte stalagmitite. Peut-être que c'est le plafond d’une galerie ? – Ça s’impose ! agrée Wapiti. – Il faut ! opine Renard. – C’est sûr ! » achève Panthère. Le petit Mouche se lève, tourne la tête vers le Kraal où sa découverte a été entreposée : « Et la gourde de quatre mille ans, on en fait quoi ? – Tu veux dormir avec ? -  Ben, c’est queee... ».

 

En cette nuit du 23 au 24 juillet, dans la tente dortoir, Mouche s’endormit la tête près d’une gourde vieille de quatre mille ans, certain qu'aucun intrus ne viendrait lui la voler.

 

A suivre...

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Lexique

 

 

Calcite :  la matière minérale issue de la roche calcaire après dissolution et qui constitue les dépôts solides sur parois, incolores ou teintés, et la composition principale des concrétions (stalactites et stalagmites). La formule chimique en est CO3Ca

 

 

 

GARRIGUE PM.jpg
La garrigue à proximité du gouffre Marzal  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



23/09/2018
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