Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 16

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

 

 

 

Jeu de piste

 

 

 

« Là-bas, regardez ! » La voix de Panthère se propageât sur la garrigue, prenant un relief singulier dans cet espace qui absorbait les sons. Les six jeunes scouts de Saint Ange avançaient sur une ligne, chacun étant au départ espacé de trois mètres de l’autre, la tête baissée regard au sol et le sifflet pendant du cou, en quête de quelques poils de chèvres. La garrigue ne faisait pas de cadeau : les chênes verts, embroussaillés, opposaient une glorieuse résistance à la pénétration de la brigade des détectives avec pour renforts des genévriers et des buis touffus, certains infranchissables. Ici et là, sur un espace restreint, la végétation se faisait plus rare ou était quasi absente et libérait un lapiaz « découvert » mais crevassé, au sol tordu, où l’on pouvait aisément avoir un pied happé par un trou dissimulé sous un bouquet ronceux. Ces mini clairières ne faisaient pas l’objet des investigations policières : peu probable d’y trouver des « pièces à conviction » ! Alors, la patrouille élargissait sa ligne de quadrillage et les garçons s’en trouvaient beaucoup plus éloignés les uns des autres. Un fourré, un bosquet de buis, un conglomérat de genévriers cachaient occasionnellement l’un et l’autre des « ratisseurs », raison pour laquelle Panthère Bondissante avait crié son message. Cela faisait environ vingt minutes que la patrouille investissait cette zone de garrigue en laissant derrière elle la clairière du Lion. De petites touffes de poils avaient été relevées par cinq fois, posées tels les jalons d’un jeu de piste sur un axe sud-nord ; à présent, c’était vers l’est que les choucas portaient leur attention par-delà des collines rocailleuses, nues ou boisées, essentiellement peuplées de chênes verts ici et envahies de buis ou piquées de grands genévriers ailleurs.

 

« Tu la reconnais ? » demanda Aigle à Rémi... Panthère, lui, ne connaissait pas la ferme isolée qu’il pointait du doigt, direction nord-est. Seuls le C.P. et le cul de pat’ pouvaient l’identifier comme étant le Mas des Grands Cades. « C’est la ferme de l’Enfant Sauvage » révéla le C.P. presque entre les dents et à voix basse, comme si ce constat était pénible à admettre. « C’est donc le boumian notre Bête du Gévaudan ? » traduisait Renard. Panthère consulta sa boussole ; la carte d'état-major au 1/25.000 confirmait l'information: "Grands Cades". Sherlock-Junior invitait ses coéquipiers (« la brigade de Baker Street » aurait dit le grand détective londonien*) à regarder le sol au plus près en marchant en direction du mas du Boumian. « Mais sans trop s’en approcher ! prévint le C.P., parce que le fermier est un sacré mal embouché ! » Pour la patrouille des Choucas, ce mas perdu aux fins fonds de la garrigue resterait toujours « la ferme du Pendu » et la demeure d’un paysan rustre et d'un gamin un peu fou, une graine de sauvageon, maltraité sans doute mais probablement incapable de s’intégrer à la société civilisée... « Que vient-il faire chez nous ? interrogeait Renard. – Voler ! allégua Mouche. – Boumian lui va comme un gant ! opina Wapiti. – N’accusez pas sans preuves ! rétorquait le C.P. – Peut-être qu’il ne mange pas à sa faim ? Le paysan du Pendu est une vraie brute : il le bat, c’est sûr ! corrigeait Rémi. – C’est vrai qu’il a l’air d’être martyrisé : il ne vient jamais à l’église alors que la paysanne et les trois marmots assistent à la messe du dimanche vêtus comme des petits princes ! » Un liturgiste avait parlé.

 

La patrouille devisait sur un registre digne de la vie misérable de la petite Cosette de M. Victor Hugo!*, brin de causette inattendu sur les garrigues.

 

Environ sept cents mètres séparaient les Grands Cades de la brigade de Baker Street. « N’approchons pas plus ! » ordonna le C.P. Les scouts s’étaient baissés à l’approche de la ferme maudite ; la végétation, par endroit peu épaisse ou clairsemée, exigeait de jouer aux sioux, ce qui n’allait pas sans plaire à la patrouille du Choucas à défaut de grand jeu ! Le chien du Pendu, tout pouilleux qu’il fût, fit entendre ses aboiements lointains mais dissuasifs. Le mas des Grand Cades était bien gardé ! « On fait quoi ? demandait Renard, désireux de rompre cet affût. – On s’en retourne ! » fit le chef de patrouille. Sur le chemin du Lion, le petit Mouche poussa un cri de victoire inattendu ; il venait de découvrir une autre touffe de poils, beaucoup plus grosse et donc plus visible que les précédentes, qu’il repéra à distance, épinglée sur un petit genévriers. Ce qui alimentait son enthousiasme, c’était que la trace partait dans une autre direction, plus au sud et non vers la ferme du Pendu, ce qui valorisait sa nouvelle découverte. « Normal ! expliquait Renard, on avance pas forcément tout droit dans la garrigue ! » Il avait raison sauf qu’ici rien ne justifiait un détour, le terrain permettant malgré les difficulté de venir en ligne droite du mas des Grands Cades ou d'y retourner tout aussi directement. Ce détail, à priori sans grande importance, ne manqua pas d’interpeller Sherlock-Junior. « Il ne faut négliger aucune piste ! Il y a peut-être une raison qui fait que le petit sauvage est parti dans cette direction... – Ou en est venu ? – Où en est venu ! d’accord ! rectifiait le cul de pat’-détective en réponse à Panthère. – Direction sud-est ! »

 

Le C.P. fit un large mouvement du bras droit à la façon d’un officier envoyant ses troupes au combat. Il rappela tout de même qu’il valait mieux avancer en se courbant pour ne pas se faire voir par les occupants de la ferme du Pendu. Hors de vue des Grands Cades, la patrouille continua sa progression en suivant les poils de chèvre qui jalonnaient la piste du grand jeu. Mouche fit remarquer que si poils il y avait, en revanche, « aucune crottes de biques » ne faisaient la trace ! Panthère traduisait à haute voix la pensée de chacun de ses frères scouts : le petit sauvage se baladait dans la garrigue vêtu d’une peau de chèvre, d’un semblant de veste peut-être, « qui perd ses poils » (Mouche) !

 

La « trace » conduisit les choucas au dolmen du Bois aux fées.

 

L’inspection du tombeau préhistorique confirma la première visite qu’en avaient faite Aigle et Furet ; le dolmen servait d’abri au « vagabond des garrigues » comme se plaisait à dire Wapiti : la litière avait été rafraîchie avec des branches de buis verdoyantes et tendres. Des miettes sèches de pain n’échappèrent pas aux investigations de Sherlock-Junior, lequel, cependant, ne pouvait totalement imiter le fin limier de Baker Street en fouillant sous « le lit » une loupe à la main ! Des poils de la peau de chèvre attestaient du séjour du petit homme fantôme et encourageaient les apprentis détectives à scruter au plus près la surface environnante. Mouche arpentait le lapiaz presque le nez collé au sol et s’arrêta net les pieds à quelques centimètres d’une excavation de la roche : un trou circulaire large comme une assiette en aluminium, partiellement masqué par une jeune touffe de salsepareille (ainsi identifiée par Renard, l’herboriste de la patrouille). Peu profond, le creux de lapiaz contenait un petit amas de toile de jute que Mouche eut tôt fait d’extraire. « Le trésor ! » fit-il guilleret. On pensa collectivement aux reliques du squelette mais il n’en était rien ; un saucisson et un morceau de la miche dérobée, gagnée par la moisissure, en était l’inventaire énoncé par le cuisinier en second. La charcuterie n’avait pas été croquée par le Sauvage mais une myriades de fourmis la recouvrait - très actives, elles ! « Notre réserve ! pestait le petit Mouche, outré. – Enfin..., ce qu’il en reste ! » ironisait Wapiti. En effet, le compte n’y était pas mais la preuve était là : l’intrus-voleur (et vandale car n'oublions pas le marabout déchiré), vivait sur la garrigue, dormait « ici », s’y alimentait « sans se gêner ! » précisait l’assistant maître-queux. Le saucisson, peu appétissant, avait transpiré et « cuit » comme dans une étuve, rongé superficiellement par ces satanées fourmis ; il fut jeté au loin par un Mouche rageur qui le catapulta avec un geste ample de lanceur de javelot. « De la nourriture pour les renards ! » dit Wapiti en ricanant. L’instant de surprise passée, la patrouille échangea des « plans d’action » pour surprendre et « appréhender » le vagabond des garrigues. On discuta de plusieurs stratagèmes, telle qu’une planque nocturne...

 

« On en sait assez ! opina le C.P., rentrons au camp ! »

 

D'autant que les cuisiniers devaient préparer un repas qui pût honorer la patrouille !

 

 ...Ce qui devait solliciter toute l’imagination des deux scouts-cuisiniers car de viande fraîche il n’y avait plus dans le « frigo » ! Un gros morceau de lard fut retiré de la vache à eau-glacière. « C’est tout ce qui nous reste en carne ! geignait le malheureux Mouche, qui voyait ainsi s’envoler son ‘plat mijoté’. – Pas grave ! consolait Panthère, les Choucas ont plus d’un tour dans leur sac ! » Les deux maîtres-queux arrêtèrent un menu de fortune qui, grâce à leurs talents culinaires, promettait une « table » somme toute des plus correcte. Sur un feu de braises savamment alimenté, Panthère et son assistant portaient en cuisson « lente » des rondelles de patates mariées avec thym, romarin et sarriette de la garrigue et de l'ail, visitées de quelques feuilles de laurier achetés à Bourg-Saint-Andéol ; une belle famille provençale habitait la poêle. La grande poêle en fonte de quarante ans d’âge, très lourde, qui avait été apportée avec l’intendance par Hibou, l’extérieur habillé d’une croûte noire de quatre décennies de flammes et de graisses brûlées et qui « n’accrochait pas », offrait le spectacle alléchant d’un conglomérat de pommes de terre moelleuses qui crépitaient dans un bain généreux d’huile d’olive. Avec une odeur... ! et quelle odeur ! Toute la clairière du Lion, oiseaux, reptiles et papillons, insectes de tout poil, devait s’en repaître les narines. Wapiti y mit son grain de sel en saupoudrant le plat d’une demi cuillère à potage de poivre noir – écrasé par ses soins sur une pierre plate. « Boudiii ! s’exclama Mouche, tu veux nous faire vider le bidon de lait ? »

 

...

 

Gustave Darbousset n’était pas venu qu’avec de la chilitte. Juché sur une bicyclette « de la dernière guerre » (Mouche réutilisait l’expression de Renard) qui couinait comme une volière d’oisillons, le jeune Gary Cooper*, avec son pantalon trop large et usé, rapiécé par des mains de bonne couturière, et sa chemise de cow-boy à carreaux, le béret sur un crâne remarquablement peigné, ses vieux brodequins de cuir à la couleur incertaine, se présentait au Lion sur le coup de treize heures (ou quelque chose comme ça). Un sac tyrolien vieux comme Hérode (ce qu'aurait dit Jacques Maurice) en bretelles sur le dos contenait le précieux chargement. « Un convoi dangereux ! » plaisantait Wapiti entre les dents. Le cordon Bickford en lasso passé sur une épaule, l’artificier émérite transportait les détonateurs roulés dans un chiffon et placés dans un panier antique fixé sur le porte-bagage qui sautillait.

 

Une bouteille de vin rouge foncé bouchée au liège dépassait de l'osier. « On va se saouler ! » pronostiquait Mouche, avec le ton facétieux dont il était coutumier.

 

Une gigantesque omelette « bien baveuse » (Mouche) acoquinée avec du lard cuit au feu de bois, fut servie avant les patates « à la Provençale » (Panthère). Le C.P. autorisa « à titre tout-à-fait exceptionnel », que chacun des choucas mouillât ses lèvres avec un fond de gobelet de vin rouge « du pays » (et de Gary Cooper) ; pour être honnête, le fond en question devait bien occuper un tiers des quarts en alu, mais tous en faisaient un usage pondéré, dégustant la piquette sur la durée du repas... Mouche en rajoutait (non du vin mais des manières) en se léchant les babines après chaque lampée en évacuant de sa bouche des « Aaaah! que c'est bonnn...! Il est délicieux votre vin, M. Gustave! » Il faut reconnaître que le lard (mal dessalé) de l’omelette et le poivre noir-broyé-à-la-pierre-de-la-garrigue de Monsieur Wapiti justifiaient voire « exigeait » cette incartade dont on savait qu'à propos de laquelle le parrain Hibou Paisible ne se formaliserait pas en sévères réprimandes ! Quant à l'eau du bidon... 

 

Rémi se souviendra toujours du « parfum » de chèvrerie et de son fumier que l'eau de Cologne dont s'était aspergée Gustave ne parvenait pas à gommer; cette particularité odorante n'indisposait personne : c'était la campagne qui était à la table de la patrouille et cette campagne-là participait du charme du camp ! Le « jeu de piste » fut raconté à Gustave mais après que l’on eût achevé la discussion sur le « dynamitage » de l’aven du Furet. L’opération « chilitte » valait bien d’être privilégiée dans les sujets de bavardages ; le fils Darbousset était venu pour cela et cette mission spéciale et « risquée » justifiait d’être convenablement réfléchie. Wapiti et Renard furent des élèves artificiers particulièrement motivés : ils posèrent des questions pertinentes sur la composition de l’explosif, la nature du cordon Bickford et la vitesse de combustion de la mèche, l’insertion du détonateur dans la pâte chimique, la toxicité des gaz issus de l’explosion. Wapiti Têtu en savait déjà beaucoup sur la façon d’insérer les bâtons en les confinant entre la roche : la dynamite posée au pied d’un mur ne provoque aucun dégât si ce n’est dans les tympans des passants malchanceux et aux baies vitrées du voisinage ! Le C.P., prévoyant que Gustave Darbousset ne pourrait pas descendre dans le trou à l’entrée trop exiguë, devait anticiper d'endosser la responsabilité de la périlleuse mission. Gustave pensait que les jeunes scouts exagéraient la difficulté d’accès au chantier souterrain et, naïvement, se voyait déjà promu spéléologue-artificier ; la patrouille ne voulait pas l'en contrarier. De toute façon, Aigle serait logiquement astreint à la pose des pains de chilitte, dès lors que le fils Darbousset renoncerait à « descendre » par la force des choses - ou plus exactement à cause de l’étranglement du soupirail naturel, lequel opposait déjà un interdit à Wapiti tout têtu qu’il fût. En revanche, pour ce qui est de l’allumage de la mèche et malgré une bonne longueur de cordon Bickford pour la sécurité, il conviendrait de tester les aptitudes de chacun (sauf de Wapiti et Renard, exemptés pour les motifs que l'on sait) à s’extraire rapidement de la lucarne. Pour ce faire, une sorte de concours de rapidité et de sang-froid (encore un jeu scout) serait improvisé pour désigner le « vainqueur », l’heureux élu qui aurait l’honneur d’allumer  le bout du cordon Bickford à défaut de la vasque olympique !

 

Entre la poire et le fromage (de la chèvre de la Soupine apportée par Gustave), Rémi, assisté du boute en train qui ne manquait pas de mettre de la dentelle à ses détails narratifs, révélait au fils Darbousset les mystères qui planaient sur le camp du Lion depuis le premier soir, les vols de squelette et de saucisson, les dégradations volontaires dont le kraal eut à souffrir, les poils de chèvre sans crottes de bique, la poterie pour ainsi dire « brisée » une seconde fois, la « paillasse » de buis du dolmen du Bois aux Fées... Le jeune paysan écoutait cette étrange histoire sans dire un mot et avec une attention non feinte, tantôt pinçant les lèvres, tantôt baissant les paupières, tantôt hochant la tête. Le reste de la patrouille faisait silence, soucieux de ne pas interrompre des narrateurs aussi doués ; d’ailleurs, la précision du récit de Furet Rêveur, opportunément enrichi de la broderie du petit boute en train, invitait à une écoute sans broncher. « Qu’en pensez-vous ? » fit le C.P., à l’issue du compte-rendu. Le fils Darbousset redressa le torse (tous les convives étaient assis en tailleurs autour du feu), hocha la tête plusieurs fois, balaya du regard la moitié de la lisière de la clairière du Lion, poussa son béret en arrière du crâne, s'épongea le front car il faisait très chaud puis dit :

 

« Le boumian ! »

 

 

A suivre...

sur ce lien !

 

 

 

DESSIN REMI AVEN 2007.jpg

 

 

 

Lexique

 

Vieux comme Hérode : expression attachée à quelque chose de "très ancien", allusion hypothétique à la longévité d'un Roi nommé Hérode

Emérite : fort de sa grande expérience  et d'une compétence remarquable et reconnue

 

 

Références

 

 

 * La brigade de Baker Street : dans la deuxième enquête de Sherlock Holmes ("Le Signe des Quatre" de Arthur Conan Doyle), une bande de gamins des rues au nombre de six, à la tête de laquelle le jeune Wiggins est le chef, rend service au détective en agissant sur le terrain. Ces gosses, aussi appelés "les Irréguliers de Baker Street" vivent dans les rues du quartier habité par Sherlock Holmes et apparaîtront dans plusieurs romans

* Cosette : personnage du roman "Les misérables" de Victor Hugo, dont le nom est devenu synonyme d'enfant maltraité

* Gary Cooper : (allusion au regard que Mouche porte sur Gustave) cet acteur américain (1901-1961) est bien connu et aimé des enfants de l'époque notamment grâce à ses nombreux westerns

 

 

 

 

 

 

 



14/10/2018
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