Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le squelette de l'aven - Episode 19

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

 

 

 

La tribu du Grand Fossé

 

 

« Arsène viendra samedi ! annonçait le C.P. – Et Jacques, vendredi... ». Alors que le feu crépitait sous une grande gamelle de fer blanc et que des tranches de lard grésillaient sur une grille métallique, et que Mouche tranchait au poignard de belles tomates du potager de La Soupline, la patrouille échangeait de précieuses informations. M. H. (Arsène) avait confirmé que la « gourde de 4000 ans » était un vase à eau, ce terme étant l’exacte appellation donnée à l’objet ; Renard avait vu juste ! Il leva les bras en l’air, pas peu fier et Mouche et Furet l’applaudirent en le regardant avec admiration. La poterie datait du néolithique, et pouvait avoir entre 6000 et 4000 ans... Une analyse visuelle des fragments permettrait à l’archéologue d’en déterminer plus précisément la période. « Une gourde vieille de 6000 ans ! » jubilait Mouche, ravi d'ajouter deux millénaires à sa trouvaille. Quant au squelette, il fallait là encore l’avoir sous les yeux et en toucher les morceaux pour oser envisager une datation ; à l’écoute du rapport fait par le C.P., l’archéologue prévint qu’en l’état une datation à vue serait probablement impossible.

 

Jacques Maurice avait écouté le récit des « évènements » et des fameuses visites de l’Enfant sauvage avec un vif intérêt qu'avaient trahi « le bruit » de son silence au téléphone et le souffle de sa respiration ! Hibou Paisible, tout comme les jeunes scouts de Saint-Ange qu’il parrainait, adorait les histoires mystérieuses, les énigmes « policières », les apparitions (ou disparitions) inquiétantes... Il n’était jamais le dernier à imaginer des suites improbables voire fantastiques, à la manière des « grands jeux » scouts, fervent des légendes chevaleresques ou épopées bien réelles, des souterrains « à trésor », des grottes à secret, des rencontres bizarres. N’avait-il pas évoqué, suite aux évènements inexplicables de Baume Étrange, l’intervention éventuelle d’extra-terrestres ? * L’existence d’un enfant sauvage dans la garrigue où campait la patrouille excita son imagination et ne l’effrayait pas. Assurément, ce mystérieux Mowgli ** ne faisait pas courir de danger aux choucas ; certes, il fallait demeurer vigilant, surveiller le matériel, les provisions, mais rien ne justifiait de s’alarmer outre mesure. Hibou exprima quelques hypothèses, plus ou moins saugrenues et finit par donner un nom à cet enfant de la garrigue : Yug. C’était le nom du personnage d’un vieux roman pour enfants, (publié en 1933), un jeune garçon de « la préhistoire » séparé des siens, condamné en solitaire à survivre par ses propres moyens, affrontant mille dangers, se battant contre les animaux féroces, rusant pour ne pas être tué, vêtu de peau de bête et de poils...*** Ce « sobriquet » (si je puis dire) était approuvé à l’unanimité : Mouche et Panthère avaient adoré le livre quand ils étaient petits garçons et pour le boute en train, ce roman avait provoqué l’étincelle qui devait en faire un scout ! Quant aux autres choucas, bien que ne l’ayant pas lu, ils en connaissaient l’existence et l’argument : la débrouillardise et l’intelligence du petit Yug s’accordaient harmonieusement avec les lois de la nature – le credo du scoutisme ! Or, à n’en pas douter, notre petit sauvage, notre boumian, était bien de la trempe de l’enfant de la préhistoire ; on lui prêtait une parfaite connaissance du terrain, son aisance à s’y déplacer, à y disparaître, à y vivre sans commodités...

 

« L’abbé Pradel vient demain matin... C’était prévu ! - Et il en sait des choses sur le boumian! ».

 

Panthère, en bon liturgiste consciencieux, avait suggéré au C.P. de tenter une visite au presbytère après le passage à l’auberge. Leur abbé aumônier, alors qu’il dînait seul dans la petite salle à manger qui sentait bon la cire et le coq au vin, les avait accueillis avec sa bonhomie naturelle, les avait même invités à goûter au vin rouge de qualité qui accompagnait son repas ; une vieille paroissienne venait quotidiennement faire le ménage et la cuisine – et quelle cuisine ! Le curé de Bidon rappelait aux garçons qu’un rendez-vous spirituel avait été convenu pour le lendemain jeudi, dès après le petit déjeuner, ce que le liturgiste avait oublié. On parla un peu de la ferme du Pendu, du dolmen « habité » par l’enfant aux poils de chèvre, du boumian...  L’abbé Pradel en savait beaucoup sur le sauvageon et promettait d’en dire davantage à sa prochaine visite au camp.

 

« Aaah ! fit le boute en train, on va enfin savoir qui c’est ce Yug ! »

 

Puis on revint à la nouvelle trouvaille sur le lapiaz : le « trou du lapin » (nom provisoire), serait visité le lendemain. A n’en pas douter, cette bouche d’aven promettait quelque grandiose découverte, probablement une « première ». Les indications topographiques de Rémi correspondaient à l’un des repères que le C.P. avait notés à l’aven Marzal sur les recommandations de M. Soubeyrand. Le chien du guide-chef y avait flairé quelque gibier. Rémi pensa au drame du gouffre Marzal et s’en confia à la patrouille. Il imaginait que le chien s’y fût introduit, que son maître l’y eût suivi puis, par accident, y eût fait une chute... Mouche ouvrit grand les yeux, vivement impressionné par cette histoire fictive issue de l’inventivité du cul de pat’.

 

- Qui sait ? ironisait Wapiti, peut-être qu’on y trouvera un autre squelette ? (Rémi haussa les épaules).

- Avec son crâne ! (Mouche surenchérissait et déclencha les ricanements de ses frères scouts – excepté le cul de pat’).

- En tout cas, il faudra y amener les cordes et les échelles, déclara le C.P.

- Un nouveau gouffre Marzal ? rêvait Mouche.

- Si c’est sur le terrain des Darbousset, leur fortune sera faite !

- Bon... ! c’est bien beau tout ça, mais les nouilles sont cuites... (Renard)

- Et les tomates sont prêtes (Mouche).

- Nom d’un chien ! tu as laissé brûler le lard ! » se plaignit Panthère.

 

 

Après le bénédicité dit par Renard, Mouche distribua à chacun une généreuse portion de pâtes au beurre puis les tomates saupoudrées de thym ; Panthère ajoutait les tranches de lard « un peu brûlées » dans les assiettes en aluminium et un concert de fourchettes et mandibules était donné au cœur de la clairière du Lion, qu’une pleine lune toisait de son plus vif éclat. Les choucas de la muraille s’étaient tus et les chauve-souris inauguraient leur ballet nocturne. « J’irais bien donner un coup d’œil au Furet, après la bouffe ! – J’irai avec toi ! réagit spontanément le cul de pat’. – Ben moi, ch’uis fatigué... ! révélait le boute en train. – Et notre veillée ? s’insurgea Renard. – Après la veillée, bien sûr ! » rectifiait le second de pat’. Et celle-ci eut bien lieu, durant laquelle les choucas spectateurs, enveloppés chacun dans sa pèlerine de drap noir, assistèrent au « conte théâtralisé » qu’avaient concocté Renard et Wapiti. Les deux artistes de la soirée narrèrent habilement et non sans talent la fantastique histoire d’un homme préhistorique, « du néolithique » cela va sans dire, jeune de surcroît, « aux cheveux blonds comme les blés », vêtu d’une peau de « chèvre sauvage », qui, égaré dans la garrigue, assoiffé sous un soleil de plomb après une chasse fructueuse, s’aventura dans l’aven du Poulet en quête d’un point d’eau...  « En ce temps-là, lointain, très lointain... », le trou « de la soif » n’était pas obstrué ; le jeune membre de la tribu « du Gand fossé » (entendez : les gorges de l’Ardèche), qui habitait dans les grottes près de la plage des Templiers, y descendit en opposition pour porter à ses lèvres desséchées, enflées par les rayons ardents du soleil, le précieux vase à eau. Soudain, l'intrépide chasseur entendit, venant de la surface, un bruit abominable mêlé aux hurlements d’une horde sauvage ; depuis le fond de l’aven, le garçon  porta son regard vers le rond de ciel (en fait, un ovale).  Il vit alors des visages hideux penchés au bord du gouffre étroit, dont chacun était horriblement « grimé » avec de la terre noire et des feuilles de salsepareille écrasées, un os transperçant leurs narines larges et aplaties. « Il voyait tout ça d’en bas ? – s’étonnait Mouche, dubitatif. – Et à contre-jour ? » ajouta Panthère avec perfidie... Renard rétorqua que le « néolithique » avait de très bons yeux et qu’il s’était habitué à la pénombre... Cette horde était une tribu ennemie qui disputait le territoire de chasse et de cueillette à la tribu du Grand Fossé. « Cueillette de quoi ? » s’était étonné le C.P., car les arbres fruitiers et autres denrées comestibles « cueillissables » ne pullulaient pas sur la garrigue. – Ben..., heu... de champignons ! » répliqua Wapiti. – Alors ? C’était en automne ? suggéra Panthère. – la canicule en automne ? » s’amusait le boute en train (Wapiti lui fit les gros yeux). Rémi sauva les deux théâtreux du désastre annoncé : « Les grains de genévriers et le thym... On peut dire que c’était des produits magiques pour eux ? ». Cette explication emporta l’assentiment de tous et permit aux conteurs-comédiens de poursuivre leur récit... La suite était horrible, cauchemardesque ! Les hommes de la tribu ennemie, la tribu des Nez-à-os (sic), jetèrent de gros blocs de calcaire dans le trou par-dessus le pauvre jeune néolithique « au casque d'or » (la chevelure), lequel tenta d’éviter l’avalanche en grimpant à la paroi. Tandis que les pierres s’entassaient inexorablement sur quatre mètres, le jeune homme de la tribu du Grand Fossé fut mortellement atteint à la tête ; il s’écroula sur le lit de pierres amoncelées sous ses pieds et expira. Ses derniers mots étaient (en patois cévenol néolithique que Wapiti-l'Ardéchois inventa pour la circonstance) : « Je suis mort pour nourrir ma tribu et je ne regrette rien ! Que le Ciel vous tombe sur la tête ! ». Craignant une terrible vengeance de la tribu du Grand Fossé, les Nez-à-os jetèrent dans le gouffre encore et encore des pierres ramassées sur le lapiaz afin de dissimuler leur crime. « C’est ainsi que l’aven fut comblé jusqu’à la cote moins trois ! » ajouta Wapiti. A ce moment précis, un orage comme il n’y en avait jamais eu s’abattit sur la garrigue, ponctué d’éclairs effrayants, « puis les Cieux s’ouvrirent, laissant place à un impressionnant rayon de soleil qui se posa, comme par miracle, sur la bouche de l’aven. (Wapiti) – Et une voix vint de la voûte céleste, qui était la voix de Dieu : ‘hommes mauvais, vous avez fait périr votre semblable par vos pierres jetées du ciel, par la colère venue du Ciel vous périrez ! (Renard) - Et le feu de l’Eternel foudroya les assassins et les réduisit en cendres ! ». Je ne fais qu’énoncer quelques bribes de ce récit fameux alors que le lecteur ne peut voir le jeu dramatique et bien à-propos dont nos deux scouts-comédiens avaient savamment enveloppé leur narration ; aux dires de notre témoin Rémi, les quatre choucas auditeurs, au moment de l’épilogue, demeurèrent collés sur leur strapontin de pierre, émus aux larmes et sans voix... Après un court instant de silence, les comédiens-narrateurs s’étant figés debout les yeux tournés vers la lune, quatre paires de mains applaudirent bruyamment.

 

...Dès lors, le squelette de l’aven et la poterie néolithique avaient leur histoire et la patrouille de scouts-spéléologues de Saint-Ange n’allait plus jamais, non plus jamais, voir ces « reliques » comme avant.

 

Ce soir-là, l'aven du Poulet fut rebaptisé l'aven du Squelette.

 

N'ayant plus vraiment envie d'aller se coucher illico, toute la patrouille eut le désir de se transporter à l'aven voisin, celui qui, peut-être, permettrait d'atteindre la galerie secrète qui les reliait - les fumées de l'explosion y étaient-elles dissipées ? Après une courte prière du soir dite par Panthère, les choucas, avec la lampe à pétrole comme figure de proue, traversèrent les buis et les genévriers argentés par les rayons de lune. Il faisait si clair que la lampe n'était guère utile. La pierraille, les lapiaz et leurs ombres tarabiscotées, les collines dans le lointain silencieux, tout était inondé de cette lumière irréelle et fascinante que déversait l'astre de la nuit. Le ciel étoilé étalait sa couverture magique et la Voie lactée son infinie traîne de tulle vaporeuse au-dessus de la garrigue lunaire, plantant un décor propice à l'évènement stupéfiant qui allait suivre...

 

A suivre... sur ce lien!

 

 

 

Lexique

 

(Sic) : placé entre parenthèses, "sic" signifie que la phrase ou portion de phrases (entre guillemets ou non) est une citation sans aucune modification

Toiser : regarder quelqu'un de haut avec dédain. Ici, à propos de la lune, l'expression prend un sens poétique

Néolithique : période comprise entre 9000 et 3300 ans avant notre ère

Tulle : tissu mince et transparent avec des mailles en alvéoles

 

 

Références

 

*  Baume Etrange : première aventure des Choucas

** Mowgli : dans Le "Livre de la jungle" écrit par Rudyard Kipling (publié en 1894) Mowgli est un jeune garçon élevé par les loups et parfaitement à l'aise dans la jungle. L'invention du scoutisme est liée à ces nouvelles de Kipling et Baden-Powell a voulu appliquer l'esprit du Livre de la jungle à la formation des plus jeunes: les "louveteaux"

*** Yug :  écrit par Guy de Larigaudie (1908-1940). Première édition par J. de Gigord, collection "feu de camp"

 

 

 

 

 

 



04/11/2018
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