Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 32

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

Arthur le magnifique

 

 

 

Toujours accroupi devant le foyer où les flammes se multiplient et prennent du corps, l’enfant sauvage concentre son regard sur le briquet à amadou au métal piqué de rouille. Il le tourne entre les doigts, le porte sous ses narines, le sent en fermant les yeux... Il reste ainsi, telle une statue de marbre, dans une sorte de communion avec un souvenir qu’il ne veut pas partager. La scène est émouvante et les choucas en comprennent le sens. Le C.P. s’inquiète : comment le garçon du cabanon des Vignes va-t-il réagir ? Tous les yeux sont sur l’enfant sauvage. Ce briquet, c’est son père !  Rémi me confiera que le battement de son cœur a accéléré et Wapiti m’avouera regretter, à cet instant, d'avoir remis sans préliminaire la « relique » au garçon. Presque une minute se passe ainsi, où seul le crépitement du bois en flammes perce un silence pesant – puisque même les choucas de la muraille se sont tus. Arthur lève enfin la tête, ses yeux noirs grand ouverts séparés par une mèche épaisse, ses lèvres larges tremblotant légèrement. Il ne dit rien – toujours pas un mot de sa bouche. Toute la patrouille s’interroge, secrètement : l’enfant de la garrigue recouvrera-t-il un jour la parole ? Arthur, mû par un ressort d’énergie, se redresse puis toise Wapiti puis le C.P. avant de pousser un cri terrible, bestial, que Wapiti a déjà entendu le fameux soir de l’apparition de « la Bête »; sans interrompre son cri monstrueux, l'enfant sauvage offre son visage au ciel comme dans une pressante invocation. Sous le menton levé, le cou tendu du garçon se voit gonflé de veines jugulaires dont on pourrait croire qu’elles vont éclater. Le hurlement guttural est glaçant, s’échappant d’une bouche ouverte à en décrocher les mandibules et toute la clairière semble l’amplifier... Rémi et Panthère en ont les larmes aux yeux. A la fin de son cri de désarroi (ou de colère ou de libération - je ne saurais le dire), l'enfant sauvage regarde à nouveau les six scouts, l’un après l’autre, une lueur d'hostilité dans les yeux, avec la physionomie d’un inquisiteur qui veut obtenir des explications ou des aveux. Rémi me rapportera : « J’avais l’impression qu’il voulait nous arracher les yeux ! Je m’attendais à ce qu’il prenne l’un ou l’autre par la gorge pour l’étrangler ! ».

 

 

Puis Arthur se retourne subitement pour s’éloigner du foyer en courant comme un fou en direction de la lisière; ses enjambées sont d'une stupéfiante largeur et son déplacement a quelque chose de sauvage, d'animal - ses jambes, me dira plus tard Rémi, « ne vont pas droit », donnant l'impression de sauter des obstacles invisibles en les détournant.

 

 

« Arthur ! Ne pars pas, on doit te parler de ton père ! ». La grosse voix de Wapiti résonne, renvoyée par la muraille aux choucas tandis que le garçon disparaît dans les taillis. Le C.P. et ses scouts demeurent interdits, l’âme soudain défaite face à cet échec. Le second y va d’un juron par deux fois en brandissant les poings pour exprimer sa colère. Il se reproche vertement son initiative : ils auraient dû préparer l’orphelin, amener avec prudence la terrible mais salutaire nouvelle. « Tu as cru bien faire ! rassure le C.P. – Oui, tu pouvais pas savoir... » ponctue Mouche.

 

 

Pendant que le lait du PDDM chauffe (du bon lait « cru » qui doit bouillir), la patrouille tire les plans de la journée. Le C.P. décide de déroger aux train-train quotidien car il faut agir vite ; dès après la montée des couleurs, il enfourchera sa bicyclette, le cul de pat’ (promu  « grand journaliste » de la patrouille) fera de même, et tous deux iront à Bidon pour alerter l'abbé Pradel. « Les autres resteront ici : vaisselle après les couleurs, ramassage de bois morts et du gros, s'il vous plaît ! Nettoyage et purge des ‘acétos’. Si Arthur revient, faites lui bon accueil, rassurez-le... Dites lui pour son père, pour le chien, mais faites-le avec tact..., avancez comme sur des œufs, dites-lui qu’on peut le descendre au fond du puits s’il le désire. N’oubliez-pas de lui faire une description convenable de l’état des corps, c’est important ! – Fais-nous confiance chef ! déclare, fièrement, le petit Mouche. – Je m’en charge ! » décide le second. Après la prière commune et le PDDM (pris avec un bien bel appétit), les choucas sont enjoints par le chef de se débarbouiller sommairement et de se laver les menottes, nos scouts-spéléos s'étant naturellement décrassés la veille en rentrant du « trou » ; quant au lavage des mains, la manipulation du bois, des bûches brûlées et de la marmite aux fer blanc noir de suie en justifie la consigne. Aigle veut que « sa » patrouille soit « en tenue et impeccable » pour le drapeau. Ah mais... !

 

 

« Scouts toujours... !

- Prêts !

- Envoyez ! Scouts, saluez ! »

Tandis que la drisse couine sur la poulie fixée en haut du mât, le pavillon monté par Renard, le traditionnel Chant des couleurs est entonné :

 

 

« Chevaliers, sonne, sonne, chevalier sonne les honneurs... »

 

 

Puis le deuxième couplet,

 

 

« Pour nous c’est fête
Quand sur nos têtes
Notre drapeau,
Flotte bien haut... »

 

 

Coupure ! Face à l’alignement des choucas, là-bas, tout là-bas au bout de la clairière, au nord, la silhouette du petit homme sauvage apparaît d’entre les buis... Les scouts se regardent, observent le garçon de la garrigue s’immobilisant à deux pas de la lisière, les bras légèrement écartés du corps, à la façon d’un automate qui s’arrête de fonctionner. Il est trop loin pour que l’on discerne précisément son visage et encore moins le message de ses yeux : cependant, malgré la distance, on « perçoit » une intention, une volonté, un désir. Aigle reprend le couplet aussitôt imité par ses scouts mais aucun ne quitte du regard le revenant.

 

 

« ...Quand viendra l’ombre
Et la nuit sombre
Ses plis sacrés
Seront repliés. »

 

 

« On fait quoi ? interroge Renard. – Laisse-le venir... Il veut nous approcher..., fait le C.P. – Je crois qu’on l’a gagné ! » opine le second. L’enfant est maintenant à trois mètres du mât ; une saute de vent du sud-ouest fait claquer le drapeau – cela fait plusieurs jours que pas la moindre brise l’agitait et Rémi y voit un signe. Le C.P. parle : « Tu veux savoir ce que l’on a appris concernant ton père ? ».

 

 

...

 

 

L’enfant sauvage porte à ses lèvres un quart en fer blanc du fameux chocolat de Mouche ; le liquide parcourt son gosier en enflant son cou et toute la patrouille se réjouit silencieusement d’observer le plaisir que le garçon du cabanon des Vignes prend à déguster le breuvage magique. Wapiti lui tend une tartine beurrée et nappée de confiture d’abricots, l’enfant sauvage hésite puis s’en empare, la mord à pleine dents. D'entre des lèvres bordées de lait chocolaté, on constate que sa dentition, bien que jaunie de tartre, est parfaitement saine – plus tard, les scouts attribueront cette qualité à une alimentation naturelle et sans confiseries... Rémi se convainc que tout est sain chez ce garçon : forgé dans la nature, au milieu des vignes de l’Ardèche méridionale, nourri d’air pur, d’aromates de la garrigue, exercé à la chasse, à la marche sur la rocaille et sur les lapiaz, abonné à la vie vraie, sa maigreur est compensée par une musculature adaptée à ses mœurs, et il l’envie ! Son corps est « sale » mais de cette saleté de la terre, du terroir, souillé des traces de la garrigue, griffé par les genévriers, mordu par les branches, piqué par les insectes. Sueur mélangée à la terre ont zébré ses joues comme une peinture de guerre, marqué son front, englué sa crinière magnifique et épaissit ses mèches... Il mastique bruyamment... comme un petit sauvage ! Mouche réactive le feu en secouant les braises ardentes, soulevant un petit nuage de particules incandescentes qui magnifie l’instant dans une nuée de conte de fées. Les choucas de la muraille ont repris leurs cris matinaux, tournoient bizarrement au-dessus de la clairière du Lion. Le spectacle éphémère est si beau, si inattendu, que tous les scouts de la patrouille libre de Saint-Ange ont l’impression de rêver. Après avoir englouti sa première tartine, l’enfant sauvage en réclame une seconde par le geste, en tendant la main comme un mendiant qui quête une pitance charitable. Mouche s’empresse de lui servir une nouvelle ration de cacao, lequel frissonnait tranquillement sur le coin de l’âtre en fabriquant une « peau » de lait couleur chocolat de plus en plus épaisse. L’enfant de la garrigue dévore tout aussi goulument ce nouveau morceau de pain. Visiblement, il n’a pas mangé depuis la veille ou l’avant-veille. On en déduit qu’après son « évasion » hier matin (ou dans la nuit de son sauvetage), Arthur ne serait pas rentré « chez lui ». On est atterré de constater à quel point la rupture est totale entre cet enfant et la brute du mas aux Grands Cades ! Il est consternant aussi d’être témoin du comportement révoltant du couple de la ferme du Pendu : comment peut-on ainsi se désintéresser de la situation d’un gamin, d'un orphelin ? Qui plus est, quand il nous a été confié par l’Assistance Publique – et que l'on est payé pour s’en occuper !

 

 

Une fois encore, c’est l’assistant cuisinier Mouche qui a fait de son alimentation une priorité pour le visiteur venu de la garrigue. Le C.P. s’apprêtait à lui communiquer les précieuses informations à propos du braconnier Grégoire lorsque le benjamin de la patrouille a suggéré : « Faudrait peut’êt’ ben qu’il déjeune ? ». Dont acte ! Aigle a acquiescé et l’on a assisté au repas de l’enfant sauvage, sans briser ce moment de restauration qui lui a été nécessaire. A présent, Arthur ayant posé le quart en fer blanc sur une pierre plate, s’étant essuyé la bouche d’un revers de main, la pensée collective est qu’il faut parler. L’enfant sauvage, assis en tailleur, les mains sur les genoux, avec cette allure d’indien qu’on lui connait, semble quérir la conversation... On le sent prêt pour la nouvelle. Avec un visage impassible, ses grands yeux noirs courent sur la patrouille, chacun étant assis autour du foyer dont les flammes perdent de la vigueur.

 

 

« Eh bien, voilà... ».

 

 

Aigle commence le récit de la découverte : le briquet a été trouvé dans un aven non loin du dolmen... Panthère intervient : « On a aussi trouvé un béret ! ». Aigle est un peu excédé par cette initiative et fait un geste d’irritation. « Ben ? » fait Panthère. Le C.P., impuissant, lui indique le kraal ; panthère s’y précipite pour en ramener le couvre-chef. Arthur fixe son regard sur le béret que tient le scout en revenant du marabout. Son expression est instantanément investie par une émotion perceptible. Quand Panthère lui tend le béret terreux et décoloré, Arthur lui le prend calmement – sans ce geste brutal qui accompagnait la remise du briquet. La relation entre l’enfant sauvage et la patrouille n’est plus la même ; une atmosphère franche, de confiance et peut-être de complicité préside désormais à cet étrange partage. « On l’a retrouvé près de l’entrée, dans la grotte... ». Le fils du braconnier sert le béret de ses deux mains, en regarde l'intérieur puis s'en recouvre le visage en inspirant fortement.

 

 

 

A suivre...

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21/03/2019
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