Le sang du foulard

Le sang du foulard

Le Squelette de l'aven - Episode 37

Roman feuilleton inédit de Gérard Foissotte © 2018

L'épisode précédent est sur ce lien

Avertissement : les aventures de la patrouille des Choucas se déroulent avant 1962

 

 

A Paul-Jacques Bonzon et à ses Six compagnons

qui m'ont mis sur la piste de vraies aventures

 

...et à mon fils !

 

 

 

 

Une étrange exhumation

 

 

 

 

« Ah ! Le voilà, ton copain ! ». De sa voix de ténor, Wapiti rassure le benjamin. Arthur, poussant le vélo par le guidon, fait son apparition attendue à la lisière de la clairière ; pour la première fois, il gratifie la patrouille d’un geste amical – la main gauche levée en l’air, qu’il agite en accompagnant son salut d’un large sourire. L’ex-enfant sauvage est désormais parfaitement « apprivoisé » - ou tout au moins, réintégré à la société « normale » ! C’est ce que pensent unanimement les scouts de Saint-Ange. « Tu vas me dire des nouvelles de ce chocolat ! jubile le cuisinier en second, je l’ai particulièrement réussi… ! ». Mouche offre à l'invité un quart de lait chaud onctueusement chocolatée. Rémi s’en souvient encore : le chocolat touillé par Mouche, ce matin-là, est exceptionnellement savoureux (il a, paraît-il, su doser avec une singulière subtilité la cannelle en poudre). Arthur est tout sourire ; visiblement, il a bien dormi. Un vent du sud-ouest s’est levé de bon matin et alimente les craintes de la patrouille : un changement de temps est en gestation et des pluies sont à craindre… Cependant, ce souffle maudit peut durer des jours avant d’amener le désastre. Déjà, le C.P. envisage un emploi du temps adapté : l’exploration du méandre de l’aven du Lapin mettra les choucas à l’abri des intempéries. « Et si ça ‘queute’ ? s’inquiète Panthère. – On peut désobstruer au Furet ? suggère Wapiti. – Hem ! Avec les gars en surface sur le lapiaz…, sous la pluie ? – Moi, je propose qu’on attaque les visites ‘hors circuit’ de Marzal ! fait Renard, fier de son idée. – Génial ! réagit le C.P. On peut y rester la journée parfaitement au sec… - Et au chaud ! ». Jacques Maurice a vu Arsène, l’archéologue. Son arrivée à Bidon est annoncée pour la fin de la journée. « On saura enfin si la gourde est bien un vase à eau ! se réjouit Mouche. – Et de quand il date ! ajoute Renard. – Si ça se trouve, c’est une gourde gallo-romaine ! » fait Wapiti pour taquiner le benjamin (lequel fait la moue, mécontent que l’on s'amuse à rajeunir sa relique).

 

 

Le PDDM n’est pas terminé que l’abbé Pradel arrive au Lion, juché sur sa bicyclette chaotique et grinçante. Mouche, qui n’a pas les yeux dans les poches de sa culotte de velours, remarque qu’un grand panier d’osier est attaché sur le porte-bagage. « Chic ! Il nous apporte des vivres ! suppose-t-il à haute-voix. – Alors ça, se serait pas du luxe ! déclare Renard, on n’a plus rien à becqueter ! ». Hibou, paisiblement, rappelle qu’il n’est pas venu « la deudeuche vide »…

 

 

« Arthur ! » fait l’aumônier, la voix étranglée par l’émotion. Le garçon de la garrigue pose son regard anthracite sur l’homme en soutane, affiche une certaine indifférence, esquisse un sourire que l’on sent de convenance. Rémi se sent mal à l’aise. Les scouts se souviennent qu’Arthur en voulait au prêtre, le tenant pour complice de son « placement » aux Grands Cades. Renard brise la glace : « Vous prenez le PDDM avec nous, mon père ? ». Le cercle s’écarte pour céder une place à l’aumônier. L’abbé Pradel partagera le petit déjeuner autour du feu de camp, complimentera Mouche pour son succulent chocolat, dévorera trois tartines de confiture d’abricots, avouant qu’il s’est empressé d’avaler un café réchauffé après sa messe matinale, tant il lui brûlait de venir au camp. Il a téléphoné à la gendarmerie de Bourg-Saint-Andéol et à des spéléologues de la région. Pour l’Assistance Publique, il attend l’arrivée des gendarmes. L’exhumation à l’aven du Lapin devrait pouvoir se faire aujourd’hui. Au début du PDDM, le fils du braconnier défunt ne s’est pas appesanti sur cette opération, s’en tenant à quérir quelques informations sur l’aspect pratique de la mission ; puis la conversation a couru sur les activités prochaines en cas de pluie... Cette surprenante sérénité de l’ex-enfant sauvage ne laisse pas d’étonner la patrouille au contraire de l'aumônier qui connaît bien le caractère d’airain du garçon ; quant à sa froideur à son égard, l'abbé Pradel ne s'en formalise pas. Le curé de Bidon se dit même, tout bien réfléchi, que ce reproche rentré que l’enfant lui oppose révèle une certaine affection – Arthur se plaisait au village, avait adopté le presbytère et accepté le tutorat du prêtre, tout en se sentant autonome et libre. Forcé de couper le lien avec son protecteur pour s’attacher comme garçon de ferme aux Grands Cades, il avait vécu cette rupture comme une brutale frustration, une décision injuste et inadaptée. Il s’était senti rejeté par le bon prêtre, seul référent adulte qui lui restait après la disparition de son père (ce sentiment a été plus tard révélé à Mouche qui nous l’a rapporté).

 

 

Toute la patrouille s’affaire à l’élargissement du minuscule « porche d’entrée » de l’aven. Jacques Maurice est descendu à Bourg pour le ravitaillement avec la liste dressée par Renard et Mouche dans le vide-poche de la deudeuche. L’aumônier est rentré à Bidon où il doit attendre les gendarmes tout en s’acquittant de taches pastorales. Le C.P. ou Wapiti manient la broche et le marteau, les autres choucas détachent les morceaux calcaires du pan de falaise ; les lèvres de la bouche souterraine, fissurées, n’offrent pas de grande résistance. L’usage d’explosifs n’est pas nécessaire. Arthur manifeste un vif plaisir à contribuer à l’agrandissement du passage ; il empoigne les fragments de roche prestement, les jette avec force sur le monticule qui les recueille à trois mètres de la chatière. Son énergie est remarquable ; ses veines gonflées de sève se gonflent sous sa peau mate et griffée, recouvrant ses muscles bandés sous l’effort, son visage, ses bras, son torse nu où poussière grise et sueur forment des ruisselets de boue, tout dans le garçon du cabanon des Vignes reflète sa détermination, son courage, sa « fureur » de vivre ! C’est tout au moins la pensée intime de Mouche qui n’a d’yeux que pour ce « petit dieu ». Un air frais, léger, à peine perceptible, est soufflé par le soupirail du « caveau ». L’air ambiant reste tiède, le vent secoue les hautes branches par bourrasques mais au pied de la barre rocheuse qui fait écran, les scouts-spéléologues sont à l’abri. Les morceaux de roche passent de main en main, dans une courte chaîne qui va de l’orifice au monticule de déblais ; on ne parle guère, chacun réservant son souffle pour l’effort. Le martèlement sur la broche, métallique, incessant, habite le chantier et le choc des fragments de roche qui viennent choir sur le petit tas y répond en contrepoint. Des choucas chjakassent au-dessus des têtes, les corvidés semblant intrigués par ce remue-ménage inhabituel qui trouble la paix de la garrigue.

 

 

A treize heures, le C.P. fait cesser le travail. « Je pense que vous avez tous la dalle ? Il serait temps de rentrer au camp et de s’occuper de la popote ! ». La décision emporte l’unanimité. On range les outils dans le soupirail, Mouche, Arthur et Rémi enfourchent des vélos et le reste de la patrouille prend d’assaut la 2CV revenue des courses. On n’est point surpris de ne pas encore eu la visite de la maréchaussée ; l’administration est une machine lourde, même en milieu rural - au demeurant, on comprendra que la découverte du corps du braconnier Grégoire n’est plus vraiment « à l’ordre du jour » ! « De toute façon, proclame Wapiti, tant que la lucarne n’est pas suffisamment élargie… ». A la clairière du Lion, le drapeau claque au vent tout en haut de son mât qui réagit en oscillant et en gémissant avec des grincements discrets mais un peu inquiétants. « Tu crois qu’il va tenir le coup ? » alarme Panthère à l’adresse de Hibou, grand « bâtisseur » de la patrouille. Renard se précipite au marabout pour y chercher des denrées ; Arthur allume le feu, tandis que Wapiti et Aigle relève le muret de pierres qui l’encercle en pare-vent. Des haricots verts en boîte sautés à l'huile d'olive (et thym de la garrigue) dans la marhut accompagneront des côtelettes de porc rôtis sur gril ; le déjeuner doit être vite apprêté car les « autorités » ne sauraient tarder. Or, cela va sans dire, les gendarmes, s’ils veulent constater « de visu » la macabre découverte, devront être sérieusement ficelés et « assurés » par les scouts spéléologues. Le café noir est passé quand l’aumônier arrive dans le fourgon Renault bleu des gendarmes de Bourg-Saint-Andéol. « Je pensais bien que vous serez à la cantine ! » dit l’abbé Pradel sur un ton plaisant, tandis qu’il s’extrait du fourgon. Deux gendarmes en képi, l’un maigre et l’autre plutôt enveloppé (une image d’Epinal !), l’un avec moustache et l’autre rasé de frais, esquissent un salut militaire près du képi, geste plus aisé que de serrer huit mains. Les présentations sont vite faites, les gendarmes débonnaires et peu enclins à bousculer la tribu qui peuple la clairière. « Café ? » interroge Renard. La grosse cafetière de grand-mère n’a jamais été aussi utile quant à sa contenance ; la boisson chaude, odorante, est appréciée de tous et participe à créer un lien de sympathie immédiat entre les protagonistes. Le maréchal des logis-chef (l’homme à la moustache), plus communément dénommé « le brigadier » par la population, confie, non sans bredouiller un peu, qu’il est sujet au vertige… « Alors, je délèguerai volontiers la mission à mon collègue ! ». Il s’agit évidemment de la mission consistant à descendre sur « la scène du crime » (si j’ose dire). Un médecin légiste de Privas devrait rejoindre l’équipe en fin d’après-midi pour les constats « d’usage ». « Après quoi, on pourra procéder à l’exhumation ! annonce le maréchal des logis-chef. – Quatre spéléologues, de Bourg-Saint-Andéol et de Saint-Remèze, se tiennent prêts à intervenir quand on les appellera. » ajoute le curé de Bidon.

 

 

L’opération délicate tout autant que sinistre de l’exhumation du braconnier Grégoire est maintenant correctement organisée et les scouts de Saint-Ange-sur-Rhône sont impatients d’être sur le terrain – ou plutôt sous le terrain. Arthur demeure silencieux, un peu à l’écart du groupe, en chemise ouverte sur son thorax nu et manches retroussées, accroupi de cette manière qui lui est si familière, le regard noir et brillant, les bras sur ses genoux pliés, la mine apparemment impassible mais dont les choucas savent que c’est le masque d’une grande et admirable pudeur…

 

 

 

A suivre...

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22/05/2019
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